Une bataille après l’autre de Paul Thomas Anderson : la résistance au fascisme, pied au plancher
Sortie le 24 septembre 2025. Durée : 161 minutes.
Au sein du cinéma d’auteur hollywoodien, Paul Thomas Anderson est potentiellement le réalisateur le plus génial et le plus insaisissable de sa génération, capable de passer de Punch-drunk love à There will be blood, de The Master à Inherent Vice, et donc de Licorice Pizza à Une bataille après l’autre. On n’attendait cependant pas de lui qu’il signe, avec ce nouveau long-métrage, le plus impressionnant blockbuster américain depuis une décennie – à savoir depuis Mad Max : Fury Road de George Miller (2015). Si de prime abord ces deux œuvres paraissent très dissemblables, elles convergent dans leurs approches. Toutes deux ambitionnent de briller sur tous les niveaux de lecture, du spectacle hollywoodien généreux au propos politique engagé, à même de saisir l’époque. Elles accomplissent cette prouesse tout en menant leur récit à une cadence ahurissante, sans jamais perdre ne serait-ce qu’un instant la maîtrise de leur véhicule, y compris lorsqu’elles multiplient les ruptures de ton ou de temps. On rit par exemple beaucoup devant Une bataille après l’autre, sans que l’humour ne nuise à la dramaturgie et au propos.
L’intrigue d’Une bataille après l’autre se déploie sur deux époques, aux dates indéterminées – on sait juste qu’une ellipse de seize ans les sépare. Ce saut dans le temps est géré par Paul Thomas Anderson par une simple phrase dite en voix-off : durant ce laps de temps, « rien n’avait vraiment changé ». Toute l’intelligence et l’effronterie, l’impertinence et la pertinence du cinéaste et de son film sont condensées dans cette réplique. Si l’idée que rien ne change lui permet de ne pas indiquer, par des signes visuels ou matériels, l’évolution entre les deux périodes, celle-ci porte en elle un message fondamental : effectivement rien ne change effectivement, concernant la marche globale du monde et les menaces sur nos existences individuelles. L’exploitation des moins protégés par le capitalisme pour produire à bas prix reste immuable, tandis que les rituels, tels que le bal de fin de lycée, persistent. Surtout, l’histoire suit un mouvement de flux et de reflux, avec la résurgence à intervalles réguliers de dangers que l’on pensait refoulés. Le roman Vineland de Thomas Pynchon, qui a servi d’inspiration à Paul Thomas Anderson, porte ce message en se déroulant à cheval entre les années Nixon et Reagan, afin de montrer les connexions idéologiques entre les deux. S’il se défait d’indications chronologiques précises, le film Une bataille après l’autre conserve l’idée du livre – comme son titre l’exprime – : la tentation d’un ordre fasciste ne meurt jamais tout à fait, elle attend tapie dans l’ombre de repartir en guerre.
En conséquence, la résistance doit elle aussi se tenir prête à mener bataille, génération après génération. Ce n’est pas non plus un hasard si le mantra répété par un des chefs de la résistance est « ocean waves, ocean waves » : au-delà de la technique de relaxation afin de garder son calme en situation d’urgence, les vagues évoquées renvoient à cette réalité d’une lutte perpétuelle, aux dénouements éphémères. Il s’agit avant tout de ne pas se laisser dévorer par une vague, d’être encore là et prêt quand arrive la suivante. Lors de sa première bataille, Pat était l’artificier d’un groupuscule révolutionnaire d’extrême-gauche, les « French 75 », au sein duquel il tomba amoureux de « Perfidia Beverly Hills », avec qui il eut une fille, Charlene, avant que la police ne démantèle le groupe. Perfidia a fui au Mexique et Pat et Charlene sont devenus Bob et Willa, vivotant dans une petite ville anonyme. La deuxième bataille les rattrape seize ans plus tard, lorsque le colonel Lockjaw, qui avait la charge de la traque des French 75, souhaite éliminer les deux survivants pour des raisons cette fois personnelles. Qui dit grand film hollywoodien dit grande star. Pat / Bob est interprété par Leonardo DiCaprio, qui après avoir construit sa légende avec le summum du blockbuster d’auteur (Titanic), a utilisé son statut pour aider des cinéastes à obtenir les budgets nécessaires, pour mener à bien des projets ambitieux : Martin Scorsese, de Gangs of New York à Killers of the Flower Moon en passant par Le Loup de Wall Street, Quentin Tarantino avec Once upon a time in Hollywood, et aujourd’hui Paul Thomas Anderson, qui arrive, comme James Cameron en son temps, à trouver la formule magique combinant cinéma commercial, artistique et politique.
L’articulation de ces trois aspects atteint un degré de perfection inouï dans la longue partie centrale du film, qui suit une descente de police à l’échelle d’une ville entière et la riposte des citoyens. Le spectacle proposé est épatant – la montée du suspense, les rebondissements, l’expansion progressive et ininterrompue de l’action, qui reste néanmoins toujours lisible, de même que la géographie des lieux et la temporalité des évènements. C’est du simili temps réel, inventif dans les péripéties imaginées, qui en plus implique le spectateur dans ce que vivent les personnages et est esthétiquement brillant, qu’il s’agisse de la bande-son, de la mise en scène ou du découpage. Dans ce morceau de bravoure comme ailleurs, Une bataille après l’autre maintient sa justesse politique, qui fait de lui le grand film de résistance dont nous avons collectivement besoin face à la (re)montée du fascisme. Il est courageux et franc, au lieu de jouer au malin ambivalent comme son faux jumeau Eddington (Ari Aster, 2025). Ici, les fascistes sont des fascistes, avec des pratiques et des attitudes fascistes, et tou⸱te⸱s les autres sont leurs proies qui doivent se défendre en conséquence, physiquement, collectivement, éthiquement.
Chaque camp a à sa tête une figure incroyablement charismatique, fruit du don de Paul Thomas Anderson pour écrire et caster des seconds rôles inoubliables. Chez les bons, Benicio Del Toro dans son dojo est la version gentille de Philip Seymour Hoffman dans son entrepôt dans Punch-drunk love ; chez les méchants, Sean Penn est un salaud manifeste, qui finit en prime par ressembler en bout de course à un Philippe de Villiers défiguré. La “faute” à une poursuite automobile qui couvre l’essentiel du troisième et dernier acte et qui parvient à réinventer visuellement (via le motif des vagues, une fois de plus) le genre – on n’était même pas au courant que cela était encore possible. Paul Thomas Anderson en fait une symphonie en plusieurs mouvements, tous différents, tous époustouflants, où la combinaison de son talent, de son intelligence et de son culot – on l’entend presque dire « chiche ! » derrière la caméra à chaque scène – fait des merveilles. Une scène après l’autre, Une bataille après l’autre mène de front créativité artistique et engagement politique avec une énergie galvanisante. Cinéma et révolution font bon ménage, et c’est peut-être précisément en avançant d’un même pas (de course) qu’ils ne mourront ni l’un ni l’autre, malgré leurs avis de décès répétés.