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C’était donc ça de vieillir se dit Mark E Smith en écoutant dubitatif tous ces jeunes groupes. Encaisser le poids des années revenait à admirer des pales parodies de soi-même, à contempler des gamins qui vous adulent sans comprendre les fondements, sans avoir le recul nécessaire pour rire de ce grand cirque, pour ressentir les différentes strates du positionnement. Il rigole mais il n’est même plus sûr de se comprendre lui-même. Mais s’était-il déjà compris au fond ? Un jour l’exigence artistique le pousse à virer sur le champ Trafford, Pritchard et Birtwistletous, tandis que le lendemain il n’hésite pas à cabotiner avec les personnages de Jamie Hewlett. Insaisissable, compulsif et lunatique, Mark E Smith est un de ces derniers artistes qui ne cessent d’intriguer, qui restent toujours opaque et dont on ne percevra jamais les secrets.

A ce titre, « Your Future Our Clutter » est justement un album particulier parce que non content d’être la suite directe de « Imperial Wax Solvent », il permet surtout au leader de se confesser en dévoilant l’influence que les femmes auront pu avoir dans la vie de The Fall. Comment ce monument humain capable de balayer d’un revers de main 20 ans de collaboration (le renvoi brusque de Steve Hanley an 1998) peut-il si facilement accorder sa confiance à une femme ? Comment cet irréductible misanthrope peut-il soudainement partager les rênes ? En 1983, sa liaison avec Brix Smith fut connexe d’une intégration immédiate de cette dernière au groupe et « The Wonderful and Frightening World of The Fall » fut ainsi pour moitié composé par sa compagne, offrant pour quelques temps une ouverture pop au monde criard de l’anglais. Aujourd’hui, l’histoire se répète. Mark E Smith partage dorénavant sa vie avec Elena Poulou et donc également son groupe. Et surtout pour la seconde fois de sa carrière, la pile électrique semble être apaisée au point d’en devenir plus accessible. Il y a quelque chose d’éblouissant chez cette icône que seul l’amour peut compromettre.

Ici The Fall règne toujours en maître sur le style qu’il a lui-même inventé. Consolidé par ce nouveau joint et n’ayant plus rien à prouver à personne, Mark E Smith peut tout se permettre : inaugurer une cavalcade rock en diable avec des gimmicks de Daft Punk juste dans l’optique de faire s’étrangler les puristes (« Cowboy George ») ou bien coller une claque à LCD Soundsystem, histoire de prouver qu’il n’a pas besoin d’utiliser des artifices catchy pour faire se mouvoir les âmes dans des caves. Il y a tellement de liberté ici qu’on se croirait dans les remix de « So What About It » sur le disque bonus de « Shift Work ».

Oui « Your Future Our Clutter » est un album ouvert au point que le fameux « They are always different ; they are always the same » de John Peel ne s’applique parfois plus. Utiliser des sonorités vintage sans jamais remettre en question le sérieux de la démarche (« O.F.Y.C. Showcase »), beugler au travers d’un microphone et se jouer des effets de production (« Bury Pts 1 & 3 ») ou encore coller un pont drone au beau milieu d’une histoire et ce sans crier gare (« Weather Report 2 »), The Fall offre à chaque titre un axe de lecture qui le distingue les uns des autres.

A la fois groovy et désenchanté (« Chino »), « Your Future Our Clutter » synthétise l’état d’esprit actuel du groupe qui oscille entre malice, apaisement et désir de revanche. On déambule plein d’insouciance avant d’être renversé au premier croisement venu par un assaut guitaristique de la jeunesse sonique (estimable prestation de Peter Greenway).

La douce mélancolie que Mark E Smith laisse échapper entre deux vocalises émeut (« Mexico ») tandis qu’on est charmé par sa voix atone soutenue par les miaulements de Elena Poulou (« Hot Cake »). « Y.F.O.C. / Slippy Floor » incarne la capacité à faire perdurer la foi électrique indéfiniment. Et si « Your Future Our Clutter » peut parfois s’essouffler sur la longueur, il n’en reste pas moins une nouvelle brillante étape dans la carrière d’un groupe qui semble immortel.

Dans « La Chute » d’Albert Camus (dont le groupe a tiré son nom), Jean-Baptiste Clamence entame un long dialogue avec sa conscience. Seul et livré à lui-même face à l’ouvrage, il avance tête baissée. Aujourd’hui, The Fall sont à nouveau deux et contrairement à son double littéraire, Mark E Smith regarde le futur droit dans les yeux comme jamais.

Note : 8/10