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Prédisposition des schémas de vie, l’homme a toujours intuitivement organisé son existence autour de la temporalité naturelle. Désir sournois de contrôler son environnement, l’homme a toujours essayé de briser les règles. Les repères sont des bouées dont nous essayons sans cesse de nous éloigner tout en continuant inlassablement de graviter autour. Courber le temps, toiser du regard les cycles, consommer des fraises en hiver et des clémentines en été, jouir la nuit et dormir le jour, voler des heures ici où là, rigoler en contemplant la neige et filer à Lanzarote. Nous aimons imaginer contrôler les choses, mais nous ne faisons que jouer comme des enfants avec des paramètres qui nous dépassent.

Refuser d’écouter « Have One On Me » dans son univers de naissance, chercher à lui tordre le poignet, à le pousser à devenir un disque de printemps, était d’une arrogance dont seuls les hommes sont capables. On pense avoir de l’influence sur un tel disque, être capable de décider à quels moments de vie il sera associé, mais la vérité est que comme les forces de la nature on ne dompte pas Joanna Newsom, on ne décide pas de quand fleurissent les Sakuras.

Les chefs d’œuvres sont machiavéliques. Ils vous laissent imaginer que vous avez le contrôle alors que vous êtes prisonnier depuis le premier regard. Bien que l’on contrôle nos gestes, bien l’on intellectualise nos sens, il n’y a nul moyen d’échapper aux photos qui orne la trilogie. Réalisées par Annabel Mehran, elles affirment la mutation, de jeune-fille à femme, d’artiste à déesse. Amour et frustration, Joanna Newsom est l’âme sœur que vous ne rencontrerez jamais.

D’abord l’urgence de la passion dévorante entre harpe et piano sur « The Milk-Eyed Memder » puis le chemin de croix solitaire d’une harpe torturée, abandonnée par l’amour mais soutenu par les arrangements imposants de Van Dyke Parks sur « Ys ». Enfin la reconstruction, un parcours initiatique en 18 étapes que retrace « Have One On Me », un album plus intimiste, focalisé sur le moi profond.

I was tired of being drunk, my face cracked like a joke, so i swung through here like a brace of jackrabbits, with their necks all broke.

L’oeuvre ne s’impose pas, elle est de fait. Il y a une approche mystique dans la conception et l’organisation des titres, comme s’il s’agissait de quelque chose d’immuable que le destin avait depuis toujours scellé. « Have One On Me » ne pouvait être dual, il se devait de se répartir sur trois disques. « Easy » et « Have One On Me » ne sont pas des grandes pièces de songwriting, ce sont des commandements. Joanna Newsom est-elle sacrée parce qu’elle est l’élue ou est-elle l’élue parce qu’elle est sacrée ? C’est l’éternel dilemme d’Euthyphron.

Le courroux s’est apaisé, et l’enchantement vocal est inévitable. Entre Joni Mitchell (« Good Intentions Paving Company ») et Kate Bush, Joanna Newsom délaisse les incantations elfiques pour se tourner vers des chatoiements félins (« On A Good Day »). Des sonorités arrivent sans prévenir comme si elles s’étaient trompées de morceaux. « Have One On Me » est une série où chaque chanson est un épisode et où les multiples intrigues développées ne prennent sens que lorsque que le clap de fin est tombé. Ainsi une fortuite rythmique de claquette ne débouchera que plus tard sur une ambiance cabaret (« « Soft as Chalk ») tandis que la trompette de Eric Oberthaler se révélera être un miroir aux mots oubliés (« You And Me, Bess »).

I can feel a difference. Today, a difference : all of us, in our tents fearing god like a mistress.

Chaque note est pesée, les blancs comme les passages à vide font partie de l’histoire. Joanna Newsom recherche la stabilité éternelle et non la jouissance de l’instant. Les moins ambitieux « Esme » et « Automn » servent à apaiser l’âme, à densifier le chant des rêves, à dresser la piste pour « Kingfisher ». Et si par malheur un des fils venaient à craquer, le croyant pourra toujours se raccrocher à ses textes qui vont bien au-delà du prétexte.

Last night again, you were in my dreams, several expendable limbs were at stakes.

Note : 9/10

>> A lire également, la critique de Erwan sur Dans le mur du son, la critique de Cécile sur Words & Sounds, la critique de Laurent sur Esprits Critiques, la critique de Panda Panda sur Ears of Panda, la critique de Emilien sur C’est Entendu, la critique de Bertand sur L’essentiel est ailleurs et la critique de Nathan sur Brainfeeders & Mindfuckers