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Lost : au coeur du mythe

Par Benjamin Fogel, le 28-05-2010
Cinéma et Séries
Ce papier contient de nombreux spoilers. A ne lire qu'après avoir vu l'intégralité de la série.

Rarement une série n’aura autant puisé sa force dans sa capacité à décevoir. Chaque épisode, chaque minute de la saison 6 de Lost se fonde sur un mode déceptif où les réponses attendues ne cessent de se transformer en ellipses. Pourtant personne n’avait promis de réponse, seul l’inconscient collectif s’était imaginé qu’il devait en être ainsi. Dans l’épisode 15 « Across The Sea » (un des épisodes les plus importants de la série en termes de symboliques), la « mère » dit à Claudia que chaque question n’apportera que d’autres questions. Ce dialogue permet d’officialiser les décisions : Lost ne s’enfermera pas dans des explications didactiques et continuera de privilégier le récit au puzzle.

De par sa force de volonté et sa non remise en cause de son scénario sous le poids des inouïes attentes que le public faisait peser sur elle, Lost est une œuvre prophétique qui ouvre une nouvelle voie. Alors que chaque année l’appropriation du peuple était plus forte, alors qu’à chaque saison on essayait de dépeupler les auteurs de leur création en multipliant les axes d’analyse et les préconisations quasi dictatoriales, Lost n’aura jamais déplacé le curseur ou affiné certaines orientations pour répondre aux fameuses attentes. Alors que tous les éléments étaient réunis pour en faire une œuvre collaborative mondiale où chacun apporterait sa vision du scénario, la série sera toujours restée une entité opaque, une œuvre dans laquelle nul n’avait le droit d’innocemment pénétrer. Mine de rien il en fallait de la volonté pour rester aussi droit dans ses bottes, aussi fidèle à ses idées. Oui Lost ne cesse ici de décevoir mais c’est pour mieux affirmer qu’il ne s’agit pas d’un divertissement dont on pourrait réadapter la finalité en fonction des envies de chacun.

Ainsi, en six ans, Lost ne se sera jamais détourné une seule seconde des fondements se son génie, à savoir son schéma narratif et sa manière de créer une nouvelle mythologie. Ainsi, qu’il s’agisse de la régularité dans l’utilisation des flashs ou du maintien de son rythme particulier, le schéma narratif n’aura jamais subit de perturbation. La cohérence du tout n’est jamais entachée ; personne ne succombe à un réajustement qui permettrait au dernier moment d’accélérer le processus. Non malgré les années qui les séparent, malgré le format série et les aléas que connait le genre en terme de gestion des équipes, le S6EP18 ne jure en rien face au S01EP01. Une telle homogénéité est si rare qu’elle suffit à elle seule à donner des frissons, avec cette façon de souligner d’un air moqueur : « non ce n’est pas parce que nous sommes à un quart d’heure de la fin que les personnages vont arrêter de marcher dans la jungle ». De plus, la mise en place de la mythologie ne s’abaisse jamais à donner des explications à des choses qui ne relèvent pas du domaine de l’explicable. On ne s’interroge pas sur comment fonctionnent les ailes d’Icare ou d’où vient l’énergie qui permet à Zeus de lancer des éclairs, et il n’y pas de raison à s’offusquer des métamorphoses de la fumée noire ou de l’origine scientifique de la répétition des chiffres.

La vérité, c’est que tellement blessé par notre passé, par ces coupures dont on ne nous a jamais expliqué le sens (X-Files), par ces histoires qui n’ont jamais fini (Profit, Deadwood), nous vivons dans la suspicion, dans la crainte qu’on se joue une fois de plus de nous. Mais il ne faut pas vivre dans la méfiance et ne voir qu’arnaques et manipulations, il faut accepter les sens cachés et se délecter des non-dits et de la retenue. Au fond, Lost, de par son exigence et sa cohésion, se rapproche bien plus du monde de l’animation japonaise et de ses scénarios mystérieux et alambiqués où les questions sont toujours plus nombreuses que les réponses. Oui de par son attrait pour le mythe, la science-fiction et les personnages que ne parlent que par indices, Lost est tout autant à rapprocher en termes d’ambiance d’un Serial Experiments Lain, d’un Raxephon ou d’un Ergo Proxy, que des grands noms du genre.

Les personnages et les thèmes sont toujours plus importants que le déroulement complet du récit, et ce n’est pas pour rien si l’on peut plus facilement décomposer l’histoire de Lost par thématiques (la foi, la rédemption, le bien et le mal, la trahison, la famille, les interactions, les messagers…) que par période. En réalité, l’intégralité de l’histoire et des enjeux pourrait être réécrite à travers le spectre des thèmes et des oppositions de personnages. L’opposition Jack vs Locke traite des évolutions de la foi, et Lost conte principalement l’histoire d’un homme (Jack), scientifique empli de cartésianisme , à la fois gendre idéal et incarnation du boy scout à l’américaine, qui va peu à peu voir les fondements de sa vie, les bases sur lesquels il avait bâtit sa personnalité être ébranlés, malmenés puis finalement détruits au point de provoquer chez lui un phénomène de déconstruction/reconstruction psychologique. Il ne s’agit pas d’un revirement inopiné mais justement d’un des plus crédibles parcours initiatiques porté par un Matthew Fox qui se réinvente complètement passant de héros de blockbuster à héros de tragédie. Face à lui, le brillantissime Terry O’Quinn connait le parcours inverse, d’abord homme de foi au travers d’un John Locke dans lequel on pouvait voir un élu encore plein de doute, il finit par incarner au travers de la fumée noire celui qui ne cesse de manière pernicieuse de nier la réalité du mythe (et de la foi) tout en étant une partie d’elle-même. La progression dans l’inversion de leur duel constitue ainsi un des piliers de la série. Des typologies semblables mais sur des thèmes différents peuvent être trouvées dans les oppositions Jack vs Sawyer, Desmond vs Ben, Richard vs Ben, et évidemment Jacob vs La fumée noire.

L’équilibre du monde a été modifié par l’arrivée de celui qu’on n’attendait pas, de celui qui n’a pas de nom. Le péché originel se traduit par le meurtre d’Abel par Caïn (on repense au « Cain portant le corps d’Abel » de Alexandre Falguière). Locke se trompait, ce n’était pas Adam et Eve mais Eve et Abel. Il en découle la naissance du bien et du mal, de l’opposition blanc/noir, eau/feu (comme on peut le constater à l’intérieur du cœur de l’île). Le monde devient une allégorie du jeu auquel jouaient Jacob et son frère, un jeu où chacun déplace ses pions, le premier en essayant d’intervenir au minimum, le second en inventant ses propres règles du jeu. C’est par ce jeu de manipulation et de mensonge que La fumée noire déplacera à sa place les pions de Jacob en prenant le contrôle de Benjamin Linus.

Une fois encore il s’agit ici de mythe, mythe qui englobe légitimement des problématiques religieuses mais sans que celles-ci soient au cœur du débat : le fait de croire est plus important que ce en quoi l’on croit. A ce niveau là, la fin qui possède volontairement plusieurs niveaux de lecture reste, de manière assez identique aux ressentis provoqués par une œuvre d’art contemporain, soumise à une interprétation très personnelle. Un des premiers niveaux de lecture est de considérer la réalité parallèle comme un purgatoire déconnecté de toute réalité temporelle où les âmes des protagonistes finissent par se retrouver ensemble indépendamment du temps qui séparent leur mort. Les disparus y auraient recréé une existence fictive où ils vivraient dans l’attente de la révélation de Desmond et dans l’optique de pouvoir aller de l’avant « ensemble », prônant ainsi l’idée que l’épreuve du passage dans l’autre monde doit être supportée conjointement avec les gens qui ont le plus compté dans votre vie. Cette théorie s’appuie sur le rôle central d’un prophète qui après avoir connu une near-death experience après avoir été soumis par Charles Wildmore à une forte pression electro-magnétique aurait pu entrevoir ce monde alternatif et le fait que quoiqu’il advienne, ils seraient à un moment ou un autre tous réunis. Cependant cette hypothèse est remise en cause par la présence des morts dans les visions d’Hugo. Comment un Charlie Pace pourrait donner des clefs de compréhension aux vivants alors que son âme est elle-même captive d’un monde imaginaire ? Et surtout plus important, en quoi l’existence d’un purgatoire serait-elle liée à la mythologie de l’île ? Car dans l’idée, on pourrait intégrer cette notion de réalité alternative à n’importe quelle histoire. D’où deux possibilités, soit les auteurs ont justement voulu nous (ré)indiquer que la résolution n’avait pas d’importance et que seul comptait ce qu’avait vécu les personnages, que le mythe n’était qu’un prétexte pour glorifier les interactions humaines, soit cette théorie est à exclure.

Malgré ses écarts, Lost a encore une fois toujours accordé une importance capitale (première) à sa mythologie. Ainsi et c’est la thèse que je retiendrai, on peut considérer la réalité alternative comme les dernières visions d’un Jack Shephard agonisant. Pour cela il faut remonter à la signification du cœur de l’île. La lumière qui y brille et les ténèbres que le bouchon protège en font un temple où se confrontent le Paradis et les Enfers, un lieu à même de prononcer le jugement dernier. Et c’est bien ce qu’il s’y passe lorsque les hommes y pénètrent. Les humains y meurent (les squelettes qui ornent la salle), les anges, émissaires de Dieu, s’y déplacent à leur guise (Desmond), les démons y sont condamnés (le frère de Jacob devient la fumée noire après y avoir été soumis, ses vices se retrouvent amplifiés et il devient à jamais prisonnier de l’ile), quant à Jack, protecteur désintéressé et dévoué à la cause, il sera récompensé pour ses actions. C’est via le spectre de cette récompense qu’il faut peut être comprendre les flashs alternatifs : ceux-ci seraient le monde offert à Jack pour le remercier de ses actions, une nouvelle vie (fictive mais réelle pour lui) où seuls les côtés positifs de l’île seraient conservés, un univers désossé de ses drames où seule la pureté des histoires d’amour et la vérité des amitiés fraternelles perdurent.

En jouant la carte d’une fin poétique au détriment d’une fin explicative, Lost pose de nouvelles questions et élève le débat notamment sur la représentation. Le monde n’existe-t-il que via le regard de l’homme ? Et si oui que ce passe-t-il lorsque les yeux se ferment ? Plusieurs phrases de Merleau-Ponty viennent à l’esprit lorsque le dernier Lost empli l’écran, de « Ce qui n’est que vécu est ambivalent ; il y a en moi … des bonheurs faux où je ne suis pas tout entier » à « L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible ».