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Il ne cessait de fanfaronner en soirée (« Get Behind Me »), de faire le paon devant des invités qui refusaient d’approcher le buffet de peur qu’on croit qu’ils étaient là pour se goinfrer et non pour réseauter. Lui qui avait été l’une des figures de proue du parti travailliste n’était plus qu’une coquille vide qui ressassait inlassablement le même discours. Lorsqu’elle le regardait faire le pitre à la télévision, s’afficher aux côtés de types patibulaires, ou encore soutenir la campagne de quelques maires de provinces (un certain Greg Dulli pour le plus récent en date), elle avait le cœur brisé, brisé par l’amour perdu mais aussi brisé par la morale, par l’image qu’il renvoyait à ceux qui avaient tant cru en lui. La vie était ainsi faîte. Un beau matin on se réveillait, on réitérait les mêmes gestes que la veille, on partageait une cigarette sur le perron avec son compagnon, rien n’avait changé et pourtant tout était différent : oui, en une fraction de seconde la complicité était devenue une mascarade, la routine amoureuse avait glissé vers une répulsion refreinée. Mais il fallait pourtant continuer. On se retrouvait alors à mentir à l’autre, tout en se rassurant en se disant que c’était toujours mieux que de se mentir à soi même.

Mark était devenu tout ce qu’il avait auparavant combattu. Il se complaisait dans une certaine paresse. Dans l’intimité il avait l’air abattu (« We Die and See Beauty Reign »), pleine d’une lassitude qui l’empêchait même de sélectionner avec discernement ses occasionnels collaborateurs. On avait l’impression qu’il se fichait de tout et que seules les lumières pouvaient recréer sur son visage fatigué l’illusion d’une forme de conviction (« No Place to Fall »).

– Je donne une conférence lors de l’université d’été des verts sur le thème des rivières de pétrole. Est-ce ça te tenterait d’intervenir ? demanda maladroitement la voix au téléphone.
– Oui, je viendrai avec plaisir, répondit Mark d’un ton désabusé mais probablement sincère, avant de raccrocher le combiné.
– Qui était-ce au bout du fil ? s’enquit-elle, décelant une nouvelle échappée extraconjugale.
– Je ne sais pas, dit-il avec la même sincérité. C’était un type qui me proposait du boulot. Je ne le connais pas mais il avait l’air gentil, alors j’ai dit oui.

(On apprendra plus tard qu’il s’agissait de Tim Simenon…).

Il était devenu un acteur, un type qu’on paye pour jouer un rôle, qui fait son boulot sans âme mais avec professionnalisme, un type qui prend son chèque et qu’on ne revoit plus avant de refaire appel à lui, un type qui joue dans des pubs pour des jeans Levis ou pour du café Carte Noire (« Come Undone »). Toutes les occasions pour s’éloigner du foyer familial étaient bonnes ! Il lui rappelait ces hommes qui font semblant d’avoir beaucoup de travail pour éviter de rentrer trop tôt le soir et de devoir supporter la morne banalité de la routine maritale.

A quoi lui servait-elle ? Pourquoi restait-il à ses côtés ? N’aurait-il pas été plus simple de lui avouer une fois pour toute que ce jeu ne l’intéressait plus, que quitte à ruminer les mêmes mots, il préférait autant le faire avec des inconnus autour d’un whisky (même s’il jurait avoir tiré un trait sur cette addiction) ? Car oui, il préférait encore s’ennuyer avec le vieil oncle ou laisser les membres d’une secte lui promettre qu’ils sauveraient son âme, plutôt que de geindre dans le noir.

Cependant, il était bien content lorsqu’invité à un diner mondain, il pouvait s’enorgueillir de l’avoir à son bras. Là devant les journalistes, elle redevenait soudainement jeune et belle, et les ouvrages qu’ils cosignaient avaient un nouveau un sens primordial (« Eyes of Green »). Quel triste carnaval, pensait-elle alors. Le quotidien n’en était que plus douloureux. Mark était ce genre d’homme qui en décapsulant la bière du vainqueur se vantait du fantastique barbecue qu’il venait de réaliser, alors qu’en réalité c’était sa femme qui avait fait les courses, qui avait préparé entrées, légumes et desserts et qui avait dressé la table pour dix personnes, et que lui n’avait que déposer trois saucisses sur une grille (« Cool Water »).

Pourquoi dans ces conditions n’initiait-elle pas elle-même la rupture ? A chaque fois que l’idée lui traversait l’esprit, elle se retrouvait déjà plongée dans la déréliction à venir. La vérité c’est qu’elle était dépendante de lui et d’un point de vue émotionnel et d’un point de vue financier (« You Won’t Let Me Down Again »). Que vaudraient ses ouvrages si le nom de Mark Lanegan n’y trônait pas à côté du sien ? Elle avait beau se tuer à la tache et préparer seule le canevas où l’homme n’aurait plus qu’à apporter sa petite touche personnelle, il n’en restait pas moins que le monde finissait toujours par n’avoir d’yeux que pour la « petite touche » en question.

Non, il n’y avait rien que Isobel Campbell puisse faire pour améliorer son sort. Elle ne pouvait qu’attendre avec angoisse le jour où un des deux craquerait et congédierait l’autre par excès de rancœur. Elle ne pouvait qu’attendre cette fin funeste, en se mordant les lèvres, et en encaissant les infidélités et les regards absents. Elle aurait pu crier et dénoncer la misogynie du monde, elle aurait pu devenir une icône et se battre contre l’asservissement de la femme. Mais au fond elle aussi était lasse (« Time of the Season »). Il avait déteint sur elle, et ni l’un ni l’autre ne souhaitait plus prendre de décisions qui puissent remettre les choses en questions.

Note : 5/10

>> A lire également, la critique de Thomas sur le Golb