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Je me rappelle du jour de ma naissance, de ces deux mains à la fois rêches et charnelles, de l’odeur qui pique au nez sans jamais faire tousser, de l’odeur qui pique agréablement comme une caresse. C’était un nouveau monde, plein de promesses, une réinterprétation totale de mon univers, une claque pour l’enfant prétentieux que j’étais, un pied de nez à celui qui croyait déjà avoir fait le tour de la question alors qu’il n’était même pas né. Michael, mon père se tenait là et s’apprêtait à m’insuffler la vie, c’était un jeune Dieu et je n’étais qu’un être humain. Si Jaz Coleman et Ian Curtis auraient pu être mes parents adoptifs, il était la voix de la vérité.

Je me rappelle de ces soirées où il ne rentrait pas. Maman pleurait et souhaitait sa mort tout en priant pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Recroquevillé sur moi-même, et tentant de contrôler ce corps chétif qui ne cessait de trembloter, j’attendais la chaleur des bras paternels pour retrouver le calme et la confiance dans les lendemains. Je n’avais pas peur, je ne craignais pas sa disparition, j’avais juste mal, mal d’attendre que l’usine le rejette et qu’il me revienne. Lorsqu’enfin, les crissements de l’ascenseur annonçaient son retour et que la clef tournait sans précipitation dans la serrure, je restais à ma place, silencieux et savourant les derniers instants de l’attente. Quelques cris, de fausses accusations qui parlaient de femmes, de drogues et d’argent, des mots déplacés sur son passé en Israel et sur ses parents, à nouveau les larmes de ma mère, les portes qui claquent et mon père qui apparait devant moi, radieux, empli de bonté comme si toutes la haine accumulée au cours de la journée disparaissait sous la nécessité de faire de moi un homme. Il sentait la suie et le souffre, il portait en lui le poids des carcans industriels mais aussi la force des machines. Il était d’une noirceur lumineuse et dégageait cette aura qui fait fuir les néophytes mais qui nourrit les privilégiés. Il faisait de moi le fils d’un Dieu.

Je me rappelle de ces week-ends où il créait des choses, où il testait les limites des instruments. Joseph Wilson Swan, son grand-père (mon arrière grand-père) avait été un inventeur célèbre qui avait découvert l’ampoule à incandescence classique et le système papier photographie à bromure d’argent et Michael en avait conservé un goût certain pour les expérimentations et la recherche sonore. Je me tenais droit à côté de lui, tout en concentrant mes muscles afin de réaliser le moindre de mouvements possibles, afin de ne pas le perturber. Quelques fois Jarboe lui donnait un coup de main et ils invitaient des amis autour d’un repas électrique où chacun apportait sa bouteille et ses convictions. Dans ces moments là, je crois alors que nous étions vraiment une famille. Le soir venu, il restait longuement à mes côtés et me parlait en finissant son verre de George Dickel qu’il appelait bourbon juste pour le plaisir de dire qu’il s’agissait en fait d’un Tennesse whisky. L’alcool, qu’il consommait avec modération lui rappelait les heures sombres aux côtés de sa mère, tandis que nos conversations lui faisait revivre celles avec son père.

Je ne me rappelle pas du jour où il est parti. Ou si je m’en rappelle, j’ai du tout faire pour enterrer ces souvenirs au plus profond de moi. Il avait célébré la lumière blanche, l’amour de la vie, avait défendu bec et ongle un certain style de vie, et en était sorti épuisé. J’étais trop jeune pour le comprendre, trop jeune pour réaliser que là où je ne voyais que trahison, il n’y avait qu’altruisme. Je croyais avoir encore besoin de lui, être incapable de vivre sans, alors que justement c’était ma maturité nouvellement acquise qui avait précipité son départ. Il en avait fini avec moi, son projet était achevé, j’étais devenu un homme (ou du moins le croyait-il alors). Et il se devait maintenant de consacrer sa vie à ceux qui n’avaient pas eu ma chance. C’était à la fois légitime et tragique, raisonné et insupportable. Mais qu’en avais-je à faire des autres ? Je regardais la seule photo qu’il m’avait laissé, un cliché où le regard assombri par son sempiternelle chapeau il grattait sa Guild, et je pleurais. Peut-être avait-il tort, peut-être n’étais-je encore qu’un enfant…

Le temps a filé, Jarboe a également fini par m’abandonner, et je suis resté cet être plutôt bien entamé mais pas tout a fait finalisé. Je me nourrissais pour survivre de mets aux saveurs hasardeuses. Je m’étouffais, je me mentais à moi-même, je faisais tout pour oublier. S’il m’envoyait une carte postale en provenance de Young God Records, je la brulais après avoir laissé les mots m’arracher un nouveau morceau de mémoire. Je ne lui en voulais pas d’avoir refait sa vie avec des anges de la lumière, ni même d’avoir pris sous son aile la famille Akron – c’était un homme brillant qui avait toujours une bonne raison pour faire les choses –, non je lui en voulais pour son manque de discernement, pour avoir à tort pensé qu’il était arrivé au bout de son premier projet, pour s’être imaginé que je pouvais voler de mes propres ailes.

Lorsque j’ai appris par Lisa Germano, une de ses rares amies avec qui j’étais encore en contact, qu’il collectait, via la publication d’une œuvre intitulée « I Am Not Insane » de l’argent pour venir me voir, je me suis imaginé qu’il était devenu pitoyable, vaincu et abandonné par toute conviction. Venait-il (enfin) de réaliser qu’il avait commis une erreur et que sa place était à côté de sa vraie famille ? Et surtout que pensait-il ? Qu’il suffirait de se pointer sa gueule enfarinée, le sac plein d’excuses et de remords et qu’alors son visage lacéré par les années mornes retrouverait sa splendeur ? Je crois qu’au fond de moi, je voulais qu’il en soit ainsi, que les blessures jaillissent au grand jour. Je voulais qu’il soit blessé parce qu’en quelque sorte cela aurait officialisé sa défaite et par conséquent ma victoire. Mais les relations père/enfant ne sont pas des guerres, elles sont des parcours initiatiques où il n’y a que des joies et des peines, jamais de perdants ou de vainqueurs.

La porte s’est ouverte et il est entré à contre-jour. Il portait toujours son couvre-chef en cuir et son regard mis un certain temps à émerger de l’obscurité. C’était une apparition, un vampire immortel. Les années n’avaient eu aucun impact sur lui et, sous son aura magnanime, il dégageait une puissance diabolique. Il ne dit pas un mot, aucune pensée, il m’engloba juste de la présence paternelle qui me faisait tant défaut. J’aurai voulu que cet instant dure toujours, que les percussions aux allures de son de cloches se prolongent à l’infinie. Les guitares aux consonances post-hardcore me vidaient la tête, je pensais à tout et à son contraire tant il s’agissait de retrouvailles quasi-religieuses (« No Words/No Thoughts »).

Nous nous assîmes sur un banc et attendîmes la pluie. Je n’eu rien à lui dire, il connaissait déjà tout de moi ; il était omniscient et jamais le bruit des distorsions ne l’avait empêché de m’entendre. Il me parla de tout ce que j’avais par sa faute loupé, de comment il avait continué d’évoluer dans le milieu industriel (alors que nous savions tous les deux qu’il côtoyait désormais les grands de Lou Reed à David Sylvian) et de ses amitiés avec JG Thirlwell et Bill Rieflin, que Robyn Hitchcock m’avait un jour présenté (« Jim »). Il se délectait d’avoir perdu des choses pour les retrouver, il me montra une photo de Norman Westberg ; rien sur Jarboe, rien sur ma mère (« My Birth »). Il avait eu un autre enfant, une fille qui allait aujourd’hui sur ses quatre ans. Il l’avait éduqué à sa manière comme il l’avait toujours fait en la confrontant le plus tôt possible aux bruits et à la cacophonie. Elle trouvait d’ores et déjà refuge dans les ambiances menaçantes et lorsqu’elle risquait de craquer Devendra Banhart venait à son secours (« You Fucking People Make Me Sick »).

La pluie coulait sur mes joues et se mélangeait aux larmes qui se mélangeaient avec le sang. Aucune de ses croyances n’avait été ébranlée, il conservait le même magnétisme, se comportant comme une bille qui roule à son aise sur le fil du temps. C’était inespéré que cette absence de 14 ans n’ait rien brisé, rien endommagé, qu’elle ait juste servi à remplir les batteries d’une saine énergie. Il avait beau cacher sa voix rauque sous un ton affable, on pliait sous le feu de son regard. Peut-être avait-il souffert, peut-être que sa vie était devenue l’horizon d’un western post-apocalyptique où les humains chantent pour leur survie, mais il l’affrontait la tête haute (« Reeling The Liars In »). Il était moins volubile, sélectionnait ses mots avec précision et préférait dorénavant s’exprimer par ces gestes dont découlent des cavalcades de guitares. Chaque phrase était pesée et portait en elle un message

D’incantations en instructions, d’initiation en recommandation, la dévotion n’osait plus fuir. Il prononça la dernière sentence. Sa voix écrasait l’espace sonore et même la pluie ne ricochait plus (« Little Mouth).

Oui je n’étais encore qu’un enfant qui avait toujours besoin d’un père, mais grâce à lui je ne tarderai pas à devenir un homme pour de bon.

Note : 9/10

>> A lire également, la critique de Nathan sur Brainfeeders & Mindfuckers, la critique de Thomas sur Interlignage et la critique de Mathieu sur Ramdom Songs

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