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Lucinda
Georgia
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Les carnets débordent de notes et le disque dur compte des dizaines de premières phrases de romans qui ne verront jamais le jour. D’un côté les idées, de l’autre la dure réalité du temps ; des choses que nous emporteront avec nous, des personnages, des lieux et des tragédies qui n’auront existé que dans nos têtes. Au milieu de toutes ces envies, de tous ces projets, aucune biographie, ni même quoi que ce soit qui puisse faire ne serait-ce que référence à une histoire vraie (si ce n’est la mienne et encore). Il ne s’agit pas d’un manque d’intérêt mais juste d’une question de priorité. Pourtant, si la vie s’était déroulée autrement, si le travail avait pu se séparer amicalement de l’adjectif alimentaire, nul doute que je me serais un jour où l’autre lancé dans une œuvre sur Jaz Coleman. Jaz Coleman, un livre monde à lui seul, une entité capable de se matérialiser à chaque bout de la planète, un caméléon brillant dans tous ses rôles. Successivement complètement fou puis incroyablement humain (ce qui est au fond peut-être la même chose), il tient dans son histoire tous les grands thèmes de la vie. Il faudrait décrire en détail son exil en Islande et son intégration quasi naturelle dans le monde du froid, il faudrait peindre ses visions sur la fin du monde et comprendre son attrait pour le mysticisme, il faudrait épiloguer sur sa conception de l’amitié, sur ces histoires d’hommes, sur sa vie avec Geordie Walker, sur la chanson « That’s What Good Friends Are For » de Martin “Youth” Glover, il faudrait faire ressentir sa tristesse et ses peurs mais aussi sa rage et sa haine, il faudrait redéfinir le mouvement punk à travers ses yeux et ne pas balayer les provocations d’un revers de la main, il faudrait suivre les pérégrinations et entrer avec lui dans la chambre du Roi de la grande pyramide de Gizeh pour l’enregistrement de « Pandemonium », il faudrait retranscrire ses analyses de la Bible en le visualisant entrain d’accompagner son frère lors de ses conférences sur la physique quantique, il faudrait consacrer des chapitres à son métier de chef d’orchestre et expliciter comment l’on passe de croix gammées dessinées sur le dollar américain à la création de la BO du Mulan de Disney, il faudrait parler de tous ces gens qui ont côtoyer l’univers de Killing Joke et faire tourner toute l’histoire de la musique autour de lui, il faudrait s’arrêter en plein milieu et terminer sur la mort de Paul Raven. Il faudrait tellement de choses…

Peu avant de devoir me retirer de la vie concertique, j’ai pu voir Killing Joke dans sa configuration originelle, celle de 1980. Paul Raven venait de succomber d’une crise cardiaque et la présence de Treponem Pal en première partie n’avait rien d’un hasard. Car rien n’est jamais un hasard avec Killing Joke, ou plutôt au contraire tout semble en dépendre pour au final s’inscrire dans quelque chose de si évident, de si écrit, que l’on aurait envie de suivre son leader sur la voie de la destinée. A cette époque, je pensais que le groupe était entrain de tirer sa révérence. Il faut dire qu’à chaque sortie, qu’à chaque prestation, qu’à chaque événement depuis qu’il fait partie de mes piliers, je m’imagine qu’il s’agira du dernier chant du cygne. Car Killing Joke est tel : il est mort mille fois et est toujours revenu à la vie. C’est quelque chose de global et de nécessaire, un groupe qu’on pourrait affubler des qualitatifs à géométrie variable et en même temps s’en servir comme exemple de cohésion à travers les âges.

Et cette fois encore, je ne peux voir dans « Absolute Dissent » autre chose qu’un testament final, qu’un dernier cadeau avant de définitivement raccrocher. Je devrais être habitué et ne plus me laisser avoir par mes propres visions et pourtant. Il y a quatre ans à la sortie de « Hosannas From the Basements of Hell », je voyais déjà dans l’intrusion de mélodies classiques et dans cette collision entre les deux vies de Jaz Coleman, le signe que le mur s’effritait, que plus rien n’était imperméable et que la vie allait interagir avec Killing Joke au point de le tuer. Il n’en était évidemment rien. Pourtant aujourd’hui, il me parait une fois de plus implicite qu’il n’y aura plus jamais rien après ça, que la Terre ne vomira plus. Effectivement pour la première fois de sa carrière, le groupe livre un disque en forme de synthèse, une œuvre transversale à son histoire, un condensé presque indigeste de tout ce qu’il a été. Or Killing Joke a été tellement de choses qu’il est presque incroyable qu’ils arrivent ici à chaque fois à mixer dans une seule chanson autant de styles sans pour autant jamais amoindrir la cohérence de l’ensemble (la cohérence a toujours été un facteur clé chez eux). Pour schématiser « Absolute Dissent », c’est 40% de la période post-punk (1980-1983), 20% de la période new-wave (1985-1988) et 40 % de la période métal (1990-2006) soit à peu de chose près la même clef de répartition qui aurait été utilisée sur un best of.

D’abord cette aptitude à faire sonner les guitares de manière si politique (« Fresh Fever ») puis la danse macabre des claviers eighties et l’exhumation de paroles chantées (« European super State ») et enfin la reconstruction de la machine de guerre (« This World Hell » qui n’aurait pas déteint sur l’album de 2003 et sur lequel Dave Grohl aurait une fois de plus pu faire des miracles). La frustration vient du coup que pour la première fois, Killing Joke ne désarçonne pas et applique même une recette. « The Great Cull » tout comme « In Excelsis » ne font que décliner des codes, certes les codes les plus rugueux et les plus rêches qui depuis si longtemps formatent mon rapport à la musique, mais des codes quand même, et ce sur des chansons presque bavardes dont rien ne justifie le flirt avec le seuil des six minutes.

Mais parallèlement à ce constat déceptif, le son de « Absolute Dissent » rappelle tellement de choses, tellement d’époques que les mécanismes affectifs s’emballent sous une forme qui n’a rien à voir avec la nostalgie. Ici on ne se remémore pas, on revit ! Pour un groupe qui se passe si souvent de mélodies, les titres se logent dès la première écoute. Il y a ici une force monolithique qui oblige à plonger en apnée quitte à suffoquer. Il n’y a pas de temps mort car il n’y a plus de temps à perdre. Comme je disais, la fin est proche.

Au final, tout cela n’a que peu d’importance tant les albums les plus faibles de Killing Joke auront toujours résonné avec la même puissance (je confesse me prosterner même devant « Outside the Gate »). Les groupes les plus intéressants sont ceux avec le plus d’aspérités, et la route de Killing Joke est une courbe imprévisible. Oui il faudrait qu’un jour, je plaque tout et que je consacre ma vie à celle de Jaz Coleman. Oui il faudrait…

Note : 7,5/10