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I WISH I KNEW de Jia Zhang-ke

Sortie le 19 janvier 2011 - durée : 01h58 min

Par Julien Lafond-Laumond, le 24-02-2011
Cinéma et Séries

Jia Zhang-ke possède deux qualités qui, mises ensemble, font de lui un cinéaste indispensable. La première est qu’il est un passionnant formaliste ; le cinéma n’est pas un prétexte ou un outil, c’est une fin en soi qu’il s’agit de considérer pour telle, c’est un horizon esthétique à explorer pour lui-même. Mais cet investissement serait dangereux sans la seconde qualité du Chinois, une curiosité inépuisable pour le monde qui l’entoure. Une question toujours revient : « quel est le présent dans lequel je suis ? ». Sa réponse se cherche selon plusieurs axes. Il joue sur les dispositifs (documentaire, fiction ou les deux ?), les modes d’expression (saisir le réel ou en faire une métaphore ?). Il joue sur les connexions temporelles – quel passé pour ce présent ? Quel avenir peut-on y lire ? Il joue enfin sur les récits personnels, avec la foi que les petites histoires laissent entendre la grande, et que la Politique et les concepts nationaux ne peuvent se comprendre qu’à l’orée de leurs reflets humains.

Depuis 2006 et le paroxysme Still Life (Lion d’Or à Venise et censuré en Chine), Jia Zhang-ke a débuté un cycle entièrement tourné vers le documentaire. I Wish I Knew – Histoires de Shanghai fait suite à l’admirable 24 City, qui évoquait la fermeture d’une cité ouvrière remplacée par des appartements de luxe, moment clé d’un passage, autopsie d’une fin comme auparavant, Still Life dépeignait les derniers souffles de villages désormais noyés dans le barrage des Trois-Gorges. Dans I Wish I Knew, il est encore affaire de construction, de travaux, en vue de l’exposition universelle de 2010. Mais il s’agit cette fois d’un film de commande, par le gouvernement, sur des infrastructures qui ne détruisent rien, qui ne remplacent aucun ancien. Décalage subtil, main tendue étonnante : longtemps perçu comme dissident, Jia Zhang-ke renoue avec la culture officielle. Il accepte la proposition.

De manière contingente ou non, I Wish I Knew a une tonalité nouvelle, plus effacée. Si ses précédents travaux étaient toujours fins et nuancés, s’il ne s’agissait jamais de tracts politiques, ils pouvaient néanmoins être pris comme des charges envers le gouvernement. Ici la subversion est absente ou en tout cas dissimulée, amoindrie. Jia Zhang-ke délaisse le terrain idéologique pour se concentrer sur le narratif. Documentaire, toujours, mais narratif. Dix-huit personnes enchaînent leurs témoignages et racontent Shanghai, celui de leurs grands-parents, de leurs parents et des générations les plus jeunes, en passant au crible la guerre civile de 1949, la Révolution Culturelle ou encore l’explosion capitaliste, jusqu’à aujourd’hui, 2010 et cette exposition universelle qui place la ville au centre des regards. Dix-huit témoignages, c’est trop et c’est le problème du film. À multiplier les angles de vue contraires, Jia Zhang-ke perd tout fil conducteur. Il se range alors derrière la succession de discours hétérogènes qui ne se rencontrent jamais. Et cette surabondance d’interviews a un autre revers : chaque prise de parole est fatalement trop courte.

L’exercice de l’entretien est ici un fascinant théâtre de fiction. Le civil devient acteur, la parole échappée devient monologue. Pas d’illusion que l’on capte du réel, on filme une scène, sur une scène, un fauteuil est installé au milieu d’un décor, chaque intervention est littéralement jouée. Porosité du documentaire, donc, mais avec cette fois – contrairement à 24 City – la frustration de témoignages fermés, autant de mini-synopsis de films à éventuellement tourner. Chaque témoignage se veut ainsi pur récit, construit, avec ses propres ressorts dramatiques et sa chute bien sentie. Histoires de Shanghai : tout est en fait dit dans ce sous-titre, les histoires restent en série, en cascade, et ne se chevauchent pas.

La position de Jia Zhang-ke comme documentariste résonne particulièrement avec le rôle de Zhao Tao, son actrice fétiche. Celle-ci, entre les segments d’entretiens, traîne son corps frêle là où la caméra l’emmène. Elle marche, par tous temps, regarde, scrute la ville en changement, ses fantômes, navigue vers où les anciens shanghaïens se sont exilés. Être là sans intervenir, éprouver sans exprimer, c’est à la fois cette apparition énigmatique de la fiction dans le documentaire et la démarche éthique que s’impose Jia Zhang-ke. Mais moins naturel qu’à l’accoutumée (commande oblige ?), il force le trait et perd en fluidité. Comme si non, un discours non parcellaire, non divisé, plus généralisable ne pouvait décidément trouver sa place ici. Et c’est du même coup la créativité formelle du cinéaste qui perd en substance. L’évocation plastique devient illustration vide, coquille un chouilla décorative.

On le comprend, la situation de Jia Zhang-ke est pol-éthiquement compliquée, c’est pourquoi on restera bienveillant sur ce premier métrage en dedans. Car malgré nos réserves, I Wish I Knew demeure une pièce intéressante d’une filmographie essentielle. Comment pourrait-on ainsi passer sous silence les témoignages présentés de gens de cinéma ? Interventions d’Hou Hsiao-Hsien, d’une actrice de Wong Kar-Wai, de l’héroïne de Printemps dans une petite ville (1948), de l’attaché du gouvernement à Antonioni lors du tournage de Chung Kuo, Cina… Ces entrevues-là ouvrent des perspectives captivantes : parler d’histoires de cinéma comme d’histoires de vie, décloisonner espace du film et espace du réel comme Jia Zhang-ke lui aussi décloisonne fiction et document, les enrichissant l’un l’autre dans une orgie de paroles vraies et de cadrages bouleversants. On aurait juste aimé que cela prenne plus de place – nul doute en plus que ce détour sur le cinéma par le cinéma n’aurait guère fait sourciller les détenteurs de l’Histoire officielle.

Note : 6/10