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Reste à savoir à quel point ce sentiment peut être partagé. Il me semble que mes goûts ne sont pas fixes, qu’ils se font moins en moi qu’à la lisière de moi, dans une dynamique d’avec l’extérieur qui ne me regarde qu’à moitié. C’est à dire que pour garder par exemple un même affect pour un disque, ad vitam eternam, sans le ressort de la nostalgie, il faudrait que je n’écoute plus rien d’autre que ce disque, et que je me coupe littéralement du monde. Ça n’arrivera pas. Donc mes goûts évoluent, ils me surprennent ; je reste en posture passive et ça bouge quand même. À la limite il n’y aurait peut-être que ça à communiquer : ce pour quoi nous ne sommes que réceptacles – ce qu’il y a de plus impersonnel dans la façon d’aimer ou non un disque.

The Greatest Story Never Told est un peu plus qu’un objet. Impossible de dissocier l’œuvre, celle qu’on écoute, du parcours médiatico-économique qui l’a amené ici, dans nos oreilles en 2011. Saigon a le destin des grands rappeurs : emprisonné à seize ans pour tentative de meurtre, sept ans de bagne et une explosion artistique aussitôt après. Sur la foi de quelques mixtapes et un street album brillant, Just Blaze, alors producteur de Jay Z pour ses Blueprint, le prend sous son aile. S’en suit une signature chez la major Atlantic Records, l’annonce d’un imminent premier album et même quelques apparitions dans la série Entourage. Success story, comme on dit. The Greatest Story Never Told a été composé et enregistré à ce moment, dans cette euphorie ascensionnelle, au firmament de l’ambition de Saigon. Problème : Atlantic Records réfléchit son planning, ralentit la sortie, fait passer Saigon derrière par exemple Lupe Fiasco, en bref retarde un maximum la sortie de The Greatest Story Never Told. La situation envenime et explose en 2008, avec toujours pas de calendrier fixe et des relations plus orageuses : Brian Carenard jette l’éponge, rompt son contrat avec Atlantic et repart avec ses morceaux sous le bras. Et ce n’est finalement que bien plus tard qu’il tient son deal sérieux, avec le label alternatif Suburban Noize ; trois ans de plus avant la sortie officielle, aujourd’hui, de son album – album qui, refaisons les comptes, aurait pu et du sortir il y a cinq ou six années.

Nous écoutons un anachronisme à plus d’un titre. Il y a l’écart du temps : le hip-hop d’aujourd’hui n’est plus celui de 2005. Il y a l’écart industriel : c’est un disque de major qui sort en indé. Il y a enfin l’écart intra-individuel : le Saigon d’aujourd’hui n’est plus celui de son escalade de notoriété, celui qui pour certains médias pouvait devenir la nouvelle star du rap. Que l’on soit clair : tous les défauts que l’on peut trouver à The Greatest Story Never Told ne sont le fruit que de ces anachronismes – à qui la faute, cela ne nous intéresse pas.

En 2011, l’album de Saigon se fait sans jamais qu’on soit très loin de la saturation. Disque fleuve, grandiloquent, The Greatest Story Never Told est difficile à tordre. Dans son mélange de hip-hop bien old-school et de sucreries pop-r’n’b, il renvoie à une période de transition du rap aujourd’hui révolue : ça sonne vieillot, sans que ça le soit assez pour rejoindre les disques dits atemporels. Et l’on a aussi le sensation forte d’un disque crâneur, s’auto-congratulant, qui s’autorise à ne pas vouloir finir – comme un concert dont les rappels ne sauraient plus s’arrêter, sauf qu’ici il n’y a pas de public, et que personne ne sait si l’auditeur en redemande (on imagine, on en fait le pari).

Ce qu’il y a de troublant, c’est qu’on ne peut s’empêcher de réécrire l’histoire. Et si The Greatest Story Never Told était sorti en 2005 ou 2006 ?

Je l’aurais aimé à mourir, j’en suis convaincu. Pas de risque que la texture sonore du disque me déplaise : en pleine mise en lumière de Kanye West et Lupe Fiasco, dans l’inertie des précédents Jay-Z, Saigon aurait été en plein dans les préoccupations de son époque, en plein dans le star system éclairé. Le côté ampoulé de l’album ? Justifié et même excitant : à renommée exponentielle, expression démesurée, célébration constante de sa propre réussite. Par ce tour de passe-passe de contexte, chaque défaut actuel de The Greatest Story Never Told devient un potentiel point fort. Et les entrailles du hip-hop de Saigon ne l’auraient privé alors d’aucun succès. The Greatest Story Never Told est techniquement magnifique ; il est énergique dans ses transitions, puissant et romantique dans son sampling, violent dans ses scratchs, rempli de tueries mainstream et de merveilles plus resserrées, simplement belles et subtiles. L’alliage qui est fait ici entre rap conscient (Q-Tip et Black Thought en featuring, ça situe une crédibilité) et hip-pop emphatique est parfaitement maîtrisé, le flow est impressionnant… que dire d’autre sinon que ce disque aurait pu être intouchable.

Seulement, les choses se sont passées différemment. Le train a passé, sans Saigon. Et aujourd’hui son disque s’écoute mal. C’est triste, sans doute, de rater un tel rendez-vous, mais que voulez-vous, nous n’y sommes pour rien. J’aurais pu vanter The Greatest Story Never Told comme le disque qui aurait du changer le rap américain, le chef d’œuvre qu’une saloperie de maison de disque a empêché de sortir ; je pourrais bien crier à l’injustice suprême, hurler qu’il s’agit là d’un des trois meilleurs disques de rap enregistré dans les 00’s. Je n’en ai pas envie : en 2011, Saigon m’ennuie, ne me parle pas, et ce n’est qu’avec une imagination distante, désinvestie et sans passion que je me vois aimer ce disque dans une Histoire parallèle.

Note : 6/10

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