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LA PECORA NERA d’Ascanio Celestini

Sortie le 20 avril 2011 - durée : 01h33min

Par Thomas Messias, le 19-04-2011
Cinéma et Séries

Au départ de La pecora nera, il y a une histoire drôle : celle de deux fous qui tentent de s’évader de leur asile et qui, après avoir franchi 99 des 100 barrières qui les séparent de l’extérieur, décident qu’ils sont trop fatigués et choisissent de faire demi-tour. Racontée plusieurs fois tout au long du film, cette histoire est l’émouvant symbole de la façon dont il va prendre peu à peu de l’ampleur, gagner en émotion, faire émerger des sentiments contradictoires et perturbants dont on ne soupçonnait pas l’existence. Débutant comme une comédie douce-amère sur la vie décalée d’un gentil marginal, évoque d’abord un Roberto Benigni sous Tranxène, comme si Le monstre avait été réécrit avec davantage de finesse par des auteurs semi-dépressifs. On fait connaissance avec Nicola, héros barbu et rêveur, dont l’enfance fut jalonnée de micro-événements le conduisant de façon logique mais assez révoltante à être interné. Comme dans le doc Valvert de Valérie Mrejen, Nicola et quelques-uns de ses camarades d’infortune vivent en semi-liberté, ce qui leur permet notamment de faire leurs courses comme tout le monde ou presque. Chacun ses échappatoires : ce contact régulier avec le monde extérieur permet à Nicola de prendre conscience de sa normalité et de son goût d’accomplir de vraies et belles choses, comme les gens ordinaires qu’il croise dans les rayons.

Chaque semaine, Nicola y croise Marinella, son amour d’enfance, qui harangue timidement le client pour lui vendre du café entre deux têtes de gondole. Chaque semaine, il essaie de s’accrocher à elle, de la séduire du mieux qu’il peut, pour voguer enfin vers la vie dont il aurait rêvé et pour tenter de fuir son existence actuelle, moins cauchemardesque que frustrante. Réalisateur, auteur et interprète du personnage principal, Ascanio Celestini parvient à atteindre une forme absolue de vérité dans sa façon de décrire cet état d’entre-deux, étrange et déconcertant. Nicola n’évolue ni dans le monde dit normal, ni dans celui des “vrais” fous. Il navigue à vue dans un no man’s land où personne ne le comprend, et aurait presque envie d’avoir une vraie araignée au plafond pour nourrir enfin son envie d’appartenir définitivement au clan des illuminés. Mais non : ce que le film met progressivement à jour, et qui lui permet d’ailleurs d’atteindre des sommets en matière d’émotion, c’est le fait que Nicola n’est pas plus fou qu’un autre, qu’il est juste un bouc émissaire pour la souffrance des autres, une brebis galeuse (pecora nera) choisie presque aléatoirement pour permettre aux siens de se donner bonne conscience. Constat déchirant et renversant, d’autant que le héros semble être la personne la moins révoltée du monde, acceptant tranquillement et sans illusion son statut de victime.

La pecora nera aurait pu n’être qu’un mélodrame de plus s’il n’était empreint d’une folle inventivité dans sa construction et surtout sa narration. Portant à l’écran un spectacle qu’il a d’abord joué près de mille fois sur scène, Celestini maîtrise pleinement son sujet et la palette d’émotions qui l’accompagne. Ainsi, la fameuse histoire des deux fous et des cent obstacles prendra différentes saveurs selon le moment du film où elle est racontée. Dans le dernier acte, elle finira même par devenir bouleversante, car liée de très près au destin pas si léger de ce pauvre Nicola. Les ultimes virages du film lui confèrent une gravité inattendue, présente dès le départ alors qu’on l’ignorait, et font du personnage un martyr magnifique, pris au piège d’une enfance malchanceuse, et condamné à franchir des barrières, l’une après l’autre, jusqu’à réaliser qu’il veut mieux faire demi-tour sous peine d’être confronté à la terrible réalité de ceux qui se disent sains. Magnifique.

Note : 8/10