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On note le retrait sensible du jazz scandinave depuis la décennie vertueuse 1995 – 2005. Des chefs de file qui peinent à se renouveler (Bugge Wesseltoft, Nils Petter Molvær), des destins tragiques (Esbjörn Svensson ), des labels qui s’exportent avec plus de difficultés (Jazzland Records, Rune Grammofon), la péninsule nordique n’est plus l’eldorado qui il y a quelques années attirait tous les regards des progressistes du jazz.

Ces dernières années, cette scène scandinave est, après l’universalisme bouillonnant qu’on y a vu, redevenue un point comme un autre de la cartographie world. Conséquence, des formations plus en retrait, moins libérées, dont on attend plus le témoignage d’une esthétique régionale que de réelles innovations. Tord Gustavsen, Jon Balke, Ketil Bjørnstad, Bobo Stenson, tous ceux-ci sont d’excellents musiciens, parmi les plus en avant aujourd’hui, mais ils ne sortent guère d’un super-académisme nordique qui commence à lasser, à base minimalisme éthéré et de silences méditatifs.

Verneri Pohjela répond sans problème aux promesses de ce jazz du froid : sophistication extrême, production aérienne, décomplexion moderne. Seulement cette identité sonore n’est ici qu’un socle sur lesquelles se pose des ambitions beaucoup moins prévisibles. Il y a déjà que Verneri n’est pas un petit canard de la famille, son père, Pekka, qui participe à également à Aurora, est un bassiste reconnu pour avoir œuvré longuement dans le prog et le jazz-rock (et immortalisé par un sample célèbre de Dj Shadow). Cette influence est importante et Verneri lui-même a officié dans des formations analogues. Ainsi deux visions bien distinctes se télescopent, l’une portée par cette fameuse mélancolie givrée, cet effort atmosphérique où le trompettiste Pohjola s’installe dans la lignée directe d’Arve Henriksen et Nils Petter Molvær, l’autre plus remuante et démonstrative où, par la multiplication des intervenants et des instruments, par des subtiles ruptures de tons et de rythmes, le compositeur donne de la vivacité et du tonus à son ensemble.

En osant marier dans un même espace frises impressionnistes et embardées pleine de tensions, le musicien finlandais donne un relief incroyable à son album. Aurora est très narratif, parfois même dramatique (et le quatuor à cordes invité n’y est pas pour rien). Il y a quelque chose de captivant à voir les structures des morceaux se moduler et nous laisser dans une interrogation chronique – cette séquence va-t-elle se poursuivre par une longue dérive abstraite ou un thème très accessible, va-t-on plonger dans une ambiance feutrée où le morceau va-t-il devenir très percussif et tourmenté ? Il ne faut cependant jamais perdre de vue qu’en dessous de cette forme mouvante et incertaine, il y a une unité instrumentale qui tient l’album à flots : des musiciens soudés, tous incroyablement subtils et inventifs qui rendent à chaque moment la grâce qu’ils méritent. Sans tomber dans la caricaturale et éculée humeur scandinave, que l’on décrit généralement à coups de métaphores climatiques et géographiques, Aurora possède bien cette douceur noble, raffinée et un brin mondaine qui a fait la réputation du jeu local. On ne se privera pas ainsi de souligner ainsi le bel équilibre ici affiché entre jazz de canapé et jazz juvénile, sans tomber ni dans l’aspect pantouflard du premier, ni dans l’immaturité du second.

On évoquait en introduction la pente de désintérêt qui guettait les scènes nordiques. Aurora en est à la fois la preuve et le contre-exemple : le contre-exemple par sa beauté intrinsèque, son exécution parfaite et son éclectisme, mais sa preuve car il aura fallu deux ans depuis la première sortie nationale du disque pour qu’un label digne de ce nom nous en fasse profiter. Deux ans tout de même et les conseils répétés de Nils Landgren pour qu’ACT Company le sorte sur sa structure. C’est long, quand on imagine qu’il y a encore quelques années de ça, Aurora aurait déjà eu une réputation assise un peu partout en Europe.

Note : 7,5/10