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Lucinda
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Je me souviens que jeune ado, mon père me traînait, parfois, ou plutôt souvent, avec force le dimanche après-midi au Louvre, pour que je m’imprègne avec un I majuscule des forces créatrices qui avaient oeuvrées par le passé. Cet apprentissage de l’histoire de l’art au forceps m’a quelques temps traumatisé, je ne pouvais plus croiser le regard du Scribe Accroupi sans être pris d’une envie de lui coller un chewing-gum à chaque oeil.

Cependant, avec mon père, nous étions tous deux attirés par cette immense toile qu’est le Radeau de la Méduse. Cette oeuvre que beaucoup ont vu, mais que bien peu – autant dire presque personne – ont regardé, m’a toujours fasciné. J’aime cette peinture dont les dimensions ne sont que le reflet d’un chef-d’oeuvre qui est, par naissance, monumental et cannibale. Même avec le recul, on ne pouvait saisir d’un seul coup d’oeil la toile de Géricault, d’autant plus lorsqu’on était encore petit. Je photographiais alors dans ma tête, par petites touches, les espaces de ce tableau. Il est devenu au fil du temps certainement l’oeuvre picturale qui me parle le plus. J’aime ce tableau, profondément.

Le Radeau ne se laisse enfermer ni dans les époques, ni dans les modes. Aujourd’hui encore, il impose à son observateur de prendre le recul nécessaire pour en déchiffrer les nuances. Ambiguë, génialement grandiose, Géricault n’a pas fait  l’économie de son talent pour offrir aux générations futures une oeuvre, une vraie, qui saigne. Elle est tout simplement là et elle nous en dit long encore sur notre humanité.

Je vois encore la lumière révélant ces corps qui voudraient mourir dans la pénombre, mon regard d’enfant est attiré par ce noir en arrière plan, cette tête qui se dessine clairement, le regard tourné vers cet autre homme noir qui agite un drapeau pour sauver ses compagnons d’infortune. Et je suis parmi eux, je sens le vent qui fouette nos visages, je sens les vagues qui s’écrasent sur nous, manquant de nous faire chavirer à chaque instant… Je ne connaissais pas l’histoire de la Méduse, alors je me suis inventé une histoire de pirates, des vrais et des forcément méchants, qui, après avoir coulé le bateau, ont laissé à leur pauvre sort ces pauvres marins. J’imaginais le terrible Barbe-Noire derrière ce sordide spectacle. J’étais un môme, perdu au milieu de l’océan, avec une bande de pauvres hères, affamés et assoiffés, n’attendant qu’une seule chose : que je meure pour me bouffer. Mon histoire était effrayante mais j’adorais l’idée que son écume rejaillisse sur moi à chaque visite du tableau.

Puis j’ai grandi. J’ai laissé Barbe-Noire à son passé de pirate, imaginant plus volontiers sa tête orner le beaupré de son vainqueur et non le mat brisé de la Méduse. J’ai grandi et l’histoire du tableau évolua avec moi. Le Radeau devint un manifeste politique et un espace dans lequel je perçus certains codes de la peinture académique que Géricault utilisa pour mieux les pervertir. N’avais-je pas affaire après tout à un romantique qui se revendiqua comme tel tout le long de sa vie ? L’élaboration subtile de l’espace pictural permet à l’observateur d’identifier en un clin d’oeil la place occupée par le personnage principal. Cet individu est au sommet d’une grappe humaine, il est noir et tourne résolument le dos au vieillard blanc qui retient d’un bras le corps de son fils mort. Dans une société alors ouvertement raciste, qui rétablit l’esclavage et la traite des noirs, Géricault nous raconte volontiers une toute autre histoire, celle qui est impossible à nommer, encore aujourd’hui.

“C’est un nègre qui est peint au sommet de la toile.”

Un nègre qui, par amour de la vie, va arracher ses camarades à une mort qui les dévore déjà. Le Radeau de la Méduse rétablit, en une scène émouvante, l’égalité entre les races et une folle espérance en la vie, qui ne tient qu’à un point noir au fond du tableau. Géricault dessine ou plutôt scénarise un fait divers pour sublimer son propre message : un jour, près des côtes mauritaniennes, un capitaine balaya d’un revers de la main toute décence et dignité et mit en danger des vies “de moindre valeur” pour sauver sa propre vie. Quinze hommes survécurent à ce naufrage et durent pratiquer le cannibalisme pour survivre. Pour ce faire, Géricault se documenta sur le destin tragique de la Méduse, il alla jusqu’à reconstituer ledit radeau dans son atelier, étudia les morts dans une morgue, interviewa les rescapés : le tableau peut être perçu comme un instantané journalistique d’une tragédie humaine.
Aujourd’hui, on s’aperçoit que cette toile est une parfaire illustration de ce que peut être l’art vivant en action. Ces âmes, abandonnées à leur propre sort, ballottées par Mère Nature, animées par le désespoir et l’espoir, nous replongent dans notre histoire, celle qu’on aimerait bien oublier : la Méduse fut un navire affrété, avec d’autres, pour reprendre le Sénégal que nos meilleurs ennemis, les Anglais, nous avaient chipé.

Encore aujourd’hui, l’histoire de cette oeuvre essentielle du romantisme français est à écrire et se prête à d’autres lectures : l’esclavage et la traite des noirs en sont certes l’histoire principale, mais en ce début du XXIème siècle, ce noir qui agite ce tissu de l’espoir, ne serait-ce pas l’émigré d’aujourd’hui qui nous demande à nous autres occidents de partager avec eux, un peu de notre esprit des Lumières ?