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« A la dérive,
A contrecourant,
Et pour plonger,
Au plus profond,
Se laisser flotter
Se laisser bercer
Une espérance inespérée
D’une rive à l’autre »

Jacno passa sa vie d’une rive à l’autre. Entre vieille France et milieu punk, entre éducation catholique et effervescence culturelle des années 80, entre solide apprentissage musical classique et expérimentations électroniques, entre passé et avenir.

Nous voilà réunis pour une écoute de l’hommage à Jacno, “Jacno future”. C’est une écoute un peu particulière, puisque c’est au cœur de la maison Castelbajac qu’elle se déroule. Je suis entourée de robes merveilleuses, une gigantesque reproduction de « La République guidant le peuple » avec un énorme sigle Nike en bas du tableau, comme un clin d’œil ; Une robe fantôme, fusion entre le style et un texte de Robert Malaval. C’est toute une vie de création qui défile sous mes yeux.

Castelbajac n’est pas impressionnant. Il est même resté d’une simplicité assez étonnante. Accessible, délicat et sensible. Je dois bien avouer qu’il m’a marquée. Il a plus de 60 ans et il est resté jeune. Pas enfantin, je ne décèle ni un syndrome de Peter Pan, ni une fausse ingénuité. Non, juste jeune, une vraie fraîcheur, une vraie curiosité comme si le monde, malgré son costume, s’offrait encore et toujours à lui. Cet hommage à Jacno, on le sent, lui tient à cœur, il en a signé la pochette, un portrait de ses mains. Il prendra soin de nous présenter et de laisser la parole à Calypso, la fille de Jacno et Elli Medeiros, présente dans l’album avec la reprise de « Amoureux solitaires » en duo avec Etienne Daho. Tout ceci, le créateur, la fille de l’artiste, le réalisateur du disque (Jean Christophe Thiéfine) qui parlent, échangent avec nous, tous ces êtres génèrent un très joli moment. Et un joli moment, c’est assez rare pour être souligné.

Castelbajac, au milieu de ce lieu incroyable, nous conte Jacno. L’amitié avec le trait d’union Malcom McLaren, et aussi les New York Dolls, le clip rectangle, un costume dessiné pour son ami, rouge sang et flèche argent, un héros des années Palace. L’amitié est un sentiment qui permet d’inscrire les êtres dans un futur, presque une éternité. Castelbajac était ami avec Jacno. Une amitié de plus de trente ans comme dirait l’autre. Une amitié particulière car si elle démarra par des affinités artistiques, du moins dans le courant qui balaya la fin des années 70 et les années 80, elle se scella sur une ambivalence commune : deux êtres appartenant à un milieu très vieille France et un tempérament profondément rock’n ‘roll.

Jacno racontait à propos de son grand-père qu’il se torchait le cul (dixit) avec le Figaro parce qu’il estimait que c’était un journal de gauche et était royaliste parce qu’il était convaincu qu’il n’y aurait plus jamais de roi*. Un pied de nez en somme. C’est peut-être de là que vient son attitude, l’ironie chevillée au corps, la vie est-elle vraiment chose sérieuse ? Jacno se permettra de reprendre « Je vous salue Marie » au grand dam de sa mère qui se demandera longtemps si c’était blasphématoire ou si c’était juste l’humour particulier de son fils. Castelbajac proposa ce morceau lors de sa collaboration aux XIIe Journées mondiales de la Jeunesse du Vatican. Cela ne fut pas retenu bizarrement… Brigitte Fontaine en fait une très belle reprise solennelle sur « Jacno Future ».

Cet album rend hommage à celui qui aurait pu rencontrer le succès et qui ne l’a jamais vraiment connu. Celui qui menait double vie. Castelbajac me raconte une anecdote significative : Lors de l’enterrement privé de Denis Quilliard, il prit la parole et raconta Jacno. A la messe parisienne en l’honneur de Jacno, il prit la parole et raconta Denis Quilliard. Les deux apparemment vivant une vie bien à part, rien de perméable. Un genre de schizophrénie douce qui imprima l’œuvre la plus connue de cet artiste, des paroles douloureuses sur un air léger, comme dit Daho « Une musique enjouée de fin du monde ». Alex Beaupain rajoute « On pouvait le danser en pleurant ». **

Mal aimé du grand public, reconnu par ses pairs. C’était important pour l’entourage de Jacno d’offrir une seconde vie à son œuvre. Le disque s’est fait facilement, chacun dans son coin et pourtant le résultat est homogène. Dominique A, Brigitte Fontaine, Thomas Dutronc, Miossec, Benjamin Biolay et d’autres. Je n’aime pas tout, mais reconnaissons que cet album a du sens car ce sont des reprises de proches de Jacno ou présents dans sa sphère. Il est question d’affection et d’affinité. On sent que l’enjeu n’est pas de faire du fric sur le dos d’un mort mais plutôt de faire redécouvrir un compositeur, un producteur qui n’a pas eu un destin à la Mirwais.

De nos jours, on ne jure que par Bashung ou Gainsbourg, la France est fâchée avec ce qu’elle a produit de mieux au début des années 80. 1976, Les Stinky toys déboulent, un des premiers groupes punk français, puis se séparent ; 1980, place à Elli et Jacno, qui revendiquent des bluettes un peu naïves, fraîcheur et futilité, avec en fond une société toujours décrite comme négative et un son électronique. Elli et Jacno est clairement un concept, il y avait une réelle stratégie poétique ***. C’est l’âge d’or, le pays danse au son des synthés, musique très cristalline, métallique et plastifiée de Jacno, entre froideur et candeur. Jacno composera seul « Rectangle », instrumental entièrement électro, la pub ne s’y trompera pas, merci Nesquick, et le summum sera atteint avec « Amoureux solitaires ».

Quelques mots à propos de ce morceau, très particulier pour moi. « Amoureux solitaires » est un chef d’œuvre pour plusieurs raisons. D’abord, le titre est une merveille. Ensuite, quand elle sortit (je passe sur la première interprétation par les Stinky Toys), Lio la chanta d’une manière enfantine, pop sucrée, qui en fit une ritournelle joyeuse, édulcorant l’aspect très sombre des paroles. Nouvelle vague l’adoucira encore plus, finalement le malentendu se prolongea. C’est Arman Melies (de très très loin ma version préférée) qui en fera une adaptation (le terme est approprié car il modifia légèrement les paroles) et restitua à mon sens la profondeur de cette chanson. Etienne Daho et Calypso la tirent, cette fois-ci vers la violence, bruit de machine, son agressif. Ulrich dit qu’ils en ont fait une ritournelle vénéneuse. Je n’aurais mieux su qualifier cette interprétation. Une bonne chanson finalement, c’est une belle mélodie que l’on peut balader dans tous les genres, et un texte universel. C’est le cas de « Amoureux solitaires ». (Voir clip sur le côté)

Mais revenons au punk. Je crois que justice serait faite à Jacno si on évoquait ce qu’il pensait réellement de ce mouvement et de ses icônes. Il rencontra les Sex Pistols dont il dira que c’était juste un boysband mais que ce n’est pas pour autant que ce qu’ils créaient était mauvais. Il respectait la musique, moins le phénomène. ****. Pour Jacno, le mouvement punk n’existait pas, du moins le mythe qu’il est devenu à la place. Et c’est précisément pour ça qu’on finit par se demander si lui, à contrario, ne l’était pas vraiment, punk, refusant presque même cette étiquette. Il remettait les choses à leur place quand il expliquait que le punk était finalement une initiative de business, avec Malcom MacLaren en chef d’entreprise, ce qui comptait finalement, c’était de vendre des fringues avec Viviane Westwood. Pas de pureté, pas de radicalité, les épingles à nourrice, accessoire fashion de tout bon punk qui se respectait à l’époque venait juste de Elli Medeiros qui raccommodait ses jeans de cette façon. Finalement, ce n’était que l’aboutissement marketé d’un mouvement musical associé à un way of life.

Ca faisait beaucoup rire Jacno, je crois, de démystifier le mouvement punk et la légende qui l’accompagne. Une attitude commune avec Jacques Dutronc, son ami aussi, les deux se ressemblaient. Jacno était un véritable dandy, toujours élégant, et un compositeur doué. Si l’on ne prenait que les instrumentaux de « Je t’aime tant », « J’ai triste », « Je vous salue Marie », « Je viens d’ailleurs », « Tes grands yeux bleus », en fait l’ensemble des morceaux présents dans « Jacno Future », on se rendrait compte que les compositions sont très belles. Castelbajac insiste sur les mélodies, profondes, d’une source classique. Jacno a passé son enfance à écouter de la musique classique, et revendiquera l’influence de Mozart par exemple. Le classicisme et la rébellion, les deux côtés d’une personnalité lunaire. Toujours semer le trouble. « La musique d’un dandy buvant de la vodka Volstar. Un vrai dandy donc » comme dit Dominique A. « L’arrogance, la rage, l’intelligence et la classe », le livret que lui consacre la Fnac** avec deux titres inédits en plus, clôture avec ces mots. Moi, c’est surtout cette phrase de Jacno qui m’a interpellée

« L’éternité n’a qu’un temps qui vient de m’échapper »

Une phrase merveilleuse. On pourrait mettre en parallèle d’ailleurs ces mots avec le titre de cet hommage « Jacno Future ». C’est Castelbajac qui l’a trouvé, un clin d’œil à « No Future », l’hymne punk.

Finalement avec ce disque, l’on se prend à espérer pour Jacno que l’éternité qui parfois prend tout son temps, ne lui a finalement pas échappé…

“Jacno Future” sortie le 6 juin
Lien Spotify
Polydor/ Universal
Facebook ici

Références :
* Interview de Jacno par Ardisson sur “Tout le monde en parle”
** Propos tirés du livret édité par la Fnac
*** Stratégie poétique provient de ce texte (cliquez ici)
**** Interview de Jacno par Ardisson sur “Lunettes noires pour nuit blanche”
Les paroles citées en début de texte sont extraites de “D’une rive à l’autre” Jacno