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Du haut de leurs 90 ans passés, les Pieds Nickelés sont tombés dans le domaine public (encore quelques décennies pour que ce soit enfin le tour d’Astérix mais c’est une autre histoire…).

Qui dit domaine public dit ribambelles d’auteurs et d’éditeurs prêts à s’emparer du mythe que représente ce trio d’escrocs sympathiques dotés d’une gouaille haute en couleurs et d’un esprit plus porté sur l’entourloupe du bourgeois bedonnant que dans le dévouement made in Scout de France.  On n’imagine pas un Pied Nickelé aider un petit vieux en loden à traverser une rue sans lui tirer son portefeuille au beau milieu de la rue, ce serait péché…

Sur la ligne de départ de cette relecture des aventures des 3 compères, Delcourt et Glénat – via sa filiale Vents d’Ouest – ont déjà chaussé les crampons et revisité les aventures de Filochard, Ribouldingue et Croquignol. L’expérience Delcourt fut un échec (ennui complet, à peine un sourire à la lecture des 2 tomes de la Nouvelle Bande des Pieds Nickelés depuis 2009…) mais celle de Philippe Riche est ici plus convaincante.

Car s’emparer de figures légendaires et populaires de la bande dessinée suppose de respecter les valeurs originelles de la série créée par Louis Forton en 1908 (et reprise par Pellos à partir de 1948) tout en les inscrivant dans l’époque contemporaine. On imagine mal ces Pieds Nickelés vêtus en 2011 comme en 1930, ambiance bretelles et casquette, roulant dans une traction avant alimentée par une bonbonne de gaz logée sur la galerie… A l’inverse, il est hors de question de penser une seule seconde que les Pieds Nickelés pourraient travailler honnêtement pour payer la facture de leur forfait 4 H + SMS illimités…

Ainsi, les fondamentaux doivent être solidement suivis, aussi sûrement qu’une aventure de James Bond doit comporter de beaux gadgets, des femmes séduisantes et (parfois) fourbes et un méchant vraiment, mais alors vraiment méchant (et fourbe)… Donc, en résumé :

  1. Les Pieds Nickelés sont d’attendrissantes fripouilles fauchées, cyniques et portées sur le pinard (mais vachement sympas, hein) qui n’ont de cesse de trouver, sans foi ni loi ni Dieu ni maître, de quoi subvenir à leurs besoins financiers.
  2. Les Pieds Nickelés fomentent un coup improbable pour ratisser jusqu’à l’os de caricaturaux bourgeois, opulents et naïfs. En gros, tondre l’ordre établi.
  3. Les Pieds Nickelés montent une escroquerie tellement improbable que leurs victimes fortunées tombent dans le panneau comme des mouches dans un pot de miel.
  4. Les Pieds Nickelés donnent toujours l’impression de surmonter les obstacles qui se mettent en travers de leur marche vers la fortune.
  5. Les Pieds Nickelés tombent sur un os imprévu qui ruine tous leurs efforts, sur le principe du tel-est-pris-qui-croyait-prendre (car on ne tond pas l’ordre établi aussi facilement que ça).
  6. Les Pieds Nickelés sont aussi fauchés au début qu’à la fin de leur aventure mais qu’est-ce qu’on a bien rigolé au détriment de ces cons de bourgeois…
  7. Les Pieds Nickelés peuvent redémarrer une aventure avec peau-de-balle dans leurs poches pour enrichir leurs auteurs et éditeurs à défaut d’eux-mêmes (belle ironie).

Dans ces Pieds Nickelés à la sauce 2011, le bourgeois bedonnant a fait place au nouveau riche du chobiz et aux milliardaires boursiers (ici, un rapper breton et 2 clones de Bernard Arnault et Liliane Bettencourt) et les 3 escrocs losers sont croqués par Philippe Riche dans des tenues plus conformes à ce XXIème siècle qui a vu l’avènement du pantalon coupe slim. Pour le reste, l’arnaque est délirante à souhait – vendre à des nantis des terrains sur l’île Seguin de Boulogne-Billancourt sur la foi d’une promesse de transformation de l’emplacement de l’ex-usine Renault en paradis fiscal – et les embûches nombreuses pour parvenir à un sublime échec qui sonne comme une fatalité.

Le dessin de Philippe Riche contribue également fortement à la modernisation des aventures de ces Pieds Nickelés là : un trait rapide et rythmé, pas de bords de cases où les dessins s’enchaînent sans temps morts sur des planches copieusement garnies, des décors réduits à leur plus simple expression, une vraie patte pour caricaturer les pas-si-pauvres victimes des 3 aminches…

Les basiques sont là. Check.

Une fois Promoteurs du Paradis refermé, force est de constater que les personnages nagent dans notre époque comme des poissons dans l’eau et restent crédibles malgré leur gran âge. Car les Ribouldingue, Filochard et Croquignol de Philippe Riche évoluent dans une France qui sonne aussi vraie que celle du siècle dernier : absurdité des petits boulots payés au lance-pierre par des patrons estampillés Thénardier, recherche du profit maximum en un minimum de temps, esprit franchouillard qui glorifie le petit malin magouilleur, règne du paraître, abhorration des riches plus préoccupés de faire fructifier leur trésor que d’en faire profiter leur prochain, gouvernement considéré comme complice de ces nantis…

Les Pieds Nickelés sont des Robin des Bois oeuvrant pour leur seul avantage, des chirurgiens amateurs cherchant à soigner leur propre fracture sociale, des anarchistes individualistes qui ne cracheraient pourtant pas sur un petit pactole. Ils l’ont toujours été. La modernité des Pieds Nickelés, même soumise à un lifting graphique et scénaristique, n’est finalement que la conséquence d’un constat d’immobilisme de la société qui les a vus naître il y a presque 100 ans.

Face à la permanence des archétypes inventés par Forton en 1908, tous les indicateurs sont donc au beau fixe pour que ces 3 zigomars continuent de donner le change à leurs lecteurs et rencontrent le succès. Forton, depuis la tombe qui l’accueille depuis 1934  suite à une cirrhose fatale, s’en étonnerait peut-être. Quand à nous, il vaut mieux en rire.