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L’ART FRANCAIS DE LA GUERRE d’Alexis Jenni

Par Anthony, le 13-09-2011
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2011' composée de 11 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2011. Voir le sommaire de la série.

Le roman français, a fortiori lorsqu’il est le premier de son auteur, est souvent une petite chose fragile et sensible, puisant dans les souvenirs, explorant les failles, dépoussiérant les recoins de l’enfance ou radiographiant les fêlures de la vie. Débarrassé de toute dimension épique, délaissant les grands espaces, il tire parfois la larmichette par son habileté à faire partager les états d’âme de son auteur, il puise dans l’intime en espérant toucher à l’universel.

C’est un peu caricatural, mais c’est souvent vrai. Aussi réjouissant qu’une escalope de dinde-brocolis.

Par exception, le roman français, a fortiori lorsqu’il est le premier de son auteur (bis), est ample, épique, lyrique, grave et ambitieux. Encore plus rarement, il est épais.

Aussi emballant qu’un repas gastronomique servi dans un petit bouchon lyonnais exclusivement fréquenté par des habitués. La nourriture est riche, on frôle l’indigestion. L’eau-de-vie offerte par le patron à la fin du repas est vraiment too much… La tête tourne et l’organisme est mis à rude épreuve…

Vous êtes prévenus. Faites un jeûne avant d’entamer L’Art Français de la Guerre: c’est une nourriture riche. Trop riche, peut-être.

Son auteur, Alexis Jenni, s’est embarqué dans une sorte de roman total, rempli de thèmes et de thèses développées de manière plus ou moins maîtrisée le long de 632 pages denses. Deux hommes se font face : le narrateur, un homme qu’on suppose à peine quadragénaire, en phase de marginalisation presque volontaire, et Victorien Salagnon, ancien militaire de l’Armée coloniale française, revenu des enfers de 20 ans de conflits, des maquis de la Résistance à l’indépendance de l’Algérie. Hasard d’une rencontre, mélange des genres et des histoires personnelles, le lien qui se créé… Les deux hommes passent rapidement un marché : le narrateur écrira l’histoire de Victorien Salagnon en échange de cours de dessin, talent dont dispose l’ex-militaire depuis son plus jeune âge… L’Art Français de la Guerre, composé de 13 longs chapitres, alternera alors les parties dites de « Romans » – le récit de la vie militaire de Salagnon – avec les « Commentaires », où le narrateur prend la parole et inscrit son propos dans la France contemporaine. Un va-et-vient dans les époques qui va permettre d’extraire un fil rouge de la pelote de l’histoire récente de la France…

Ce fil rouge, ce lien entre les époques et les générations, repose selon Alexis Jenni sur un mensonge originel, légende auto-persuasive construite de toutes pièces par, je cite, le Romancier Charles De Gaulle au sortir de la guerre : la Grandeur de la France… Mensonge martelé à une nation sortie exsangue de l’Occupation allemande, un pays déchiré qui avait besoin d’une histoire de vainqueur à se raconter au coin du feu. Un pays qui serait fier de sa force, de sa langue et des valeurs qu’elle aurait besoin de transmettre à un monde qui ne l’attendait plus. Alors, la France aurait exporté sa légende, son mensonge, dans des contrées exotiques, par le truchement de guerres coloniales perdues d’avance… Les défaites sont d’autant plus amères que ces guerres funestes en Indochine et en Algérie ont réimplanté leurs symptômes,  telles des métastases solidement accrochées aux organes vitaux, sur le territoire métropolitain. Alexis Jenni entend le démontrer sans détours : ces guerres se poursuivent aujourd’hui sur notre territoire devenu exigu, où les armes sont remises aux mains d’une police qui poursuit la pratique coloniale des contrôles au faciès, héritage d’une époque où tout sujet non blanc était un ennemi en puissance…

Autour de ce fil rouge s’étire un texte protéiforme, tenant à la fois du récit historique, du roman générationnel, ou de l’essai politique et social. La structuration de L’Art Français de la Guerre (segmentation des chapitres en « Romans » et « Commentaires ») trahit son trop-plein de thèmes, et fait se côtoyer l’excellent et le facultatif.

A ce titre, les pages consacrées au parcours de Victorien Salagnon sont assurément les plus réussies : on plonge dans la chaleur pouasseuse des conflits, les sueurs chaudes et froides des hommes qui constituent la chair fragile de ces affrontements les yeux dans les yeux (contrepoint éloquent des guerres technologiques et télévisuelles d’aujourd’hui), l’égarement de ces troupes mal préparées et la spirale sordide des interrogatoires qui sombrent rapidement dans la torture et les exécutions sommaires. Une histoire personnelle dont Salagnon préfère dessiner le décors et les protagonistes plutôt que de les dire.

A l’inverse, les chapitres de « Commentaires » tombent parfois dans le démonstratif, l’explication de texte répétitive, le pamphlet nerveux malgré quelques belles fulgurances. Au risque d’atténuer la portée de la voix de son auteur, pourtant doué d’une écriture ample et épique, animé d’un sens certain du rythme littéraire, décochant de longues phrases qui plongent en apnée en manquant rarement de souffle.

Alors, dans cette distorsion entre la puissance du récit du passé et le ressassement triste de la description de la France contemporaine, on en vient à considérer qu’Alexis Jenni, à son insu et sans pour autant cautionner le fait colonial, ressent une vague forme de mélancolie à l’évocation de ces années sombres où des hommes ont vécu avec une sordide intensité. Comme si embrasser la mort au quotidien, malgré les horreurs de la guerre, malgré le quiproquo du mensonge originel, valait mieux que de ne rien vivre de fort.

Car, comme le signale un compagnon d’armes de Salagnon, triste personnage, au narrateur : « (…) dans votre vie, il n’est rien qui ait pu servir de forge. Vous êtes intact comme au premier jour, on voit encore l’emballage d’origine. L’emballage protège, mais vivre emballé n’est pas une vie. »

Le propos de L’Art Français de la Guerre est, finalement, peut-être aussi paradoxal que son titre : un roman pacifiste fasciné par la guerre, recouvert d’un titre aussi sérieux qu’ironique.