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>> L’exposition Diane Arbus a lieu du 18 octobre 2011 au 05 février 2011 au Jeu de Paume.

Ca commence comme un portait de personnages hors-normes de l’Amérique des années soixante. On fréquente des travestis et des prostitués, des handicapés mentaux et des défaillances physiques, des nains et des géants. On y voit une attirance pour ce qui est différent, comme une volonté documentariste de mettre en exergue la diversité du monde. Mais peu à peu, au sein du reportage, nait le trouble et le malaise. Ce n’est pas la réalité factuelle des différences qui sautent aux yeux, mais bien l’étrangeté des personnages, comme si chaque photo rognait un peu plus la frontière qui sépare le sensé de l’insensé, le normal de l’anormal (voir du paranormal), le réel de la mise en scène. Diane Arbus nous plonge dans un rêve éveillé : ce sont bien des éléments de la réalité, mais ils s’imbriquent d’une drôle de manière. Pas étonnant alors que Stanley Kubrick ait tout de suite ressenti le potentiel anxiogène de sa photo « Identical Twins » qui inspirera les jumelles de « Shining ». Au début on ne voit que des freaks, mais plus on avance, plus on ne voit que nous même, et c’est là que se loge le tour de force. Le moindre personnage dans une posture étrange et les épaules relevées, ou portant des lunettes, ou bien arborant un grain de beauté devient une anomalie et un sujet d’exploration ! Nous sommes tous des anomalies ! « La photographie est un secret sur un secret. Plus elle en dit, moins vous en savez.» disait-elle : plus elle en dit, plus le réel se dérobe sous nos pieds ! C’est ainsi qu’un château de Disney Land se transforme en un lieu fantastique et déroutant. Du coup, tout son travail devient une ode aux minorités : « Le signe d’une minorité, c’est la Différence. Celle de la naissance, du hasard, du choix, de la croyance, de la prédilection, de l’inertie. (Certains sont irrévocables : les gens peuvent être gros, plein de tâches de rousseurs, handicapés ; se distinguer par leur ethnicité, leur âge, leur classe sociale, leurs attitudes, leur profession, leur enthousiasme.) Chaque Différence est aussi une Ressemblance. Il y a des associations, des groupes, des clubs, des alliances des milieux pour tout un chacun. Et chaque milieu est un petit monde en si, une sous-culture avec des règles du jeu légèrement différentes. Ne pas les ignorer, ne pas les mettre dans un même panier, mais les observer, les prendre en compte, leur prêter attention… »

Au fur et à mesure que le travail de Diane Arbus avance, le style rectangulaire très journalistique laisse place à ce format carré qui se focalise exclusivement sur les visages : les bustes et les contextes disparaissent, il ne reste que ces regards, des regards que Diane Arbus capte avec une réelle puissance évocatrice. Ces yeux, qu’ils regardent l’objectif ou s’en détournent volontairement, cherchent à nous dire quelque-chose. Dans les deux cas, le regard se définit par rapport à la présence de l’appareil photo, et dans les deux cas, il en découle un message. Veulent-ils que nous observions la détresse ou la joie droit dans les yeux, ou nous oblige-t-il à les leur voler contre leur volonté ?

Diane Arbus cherche les fêlures chez ses sujets, elle les prend en traitre ! Ce sont des photos réalisées contre gré et c’est pour ça qu’elles sont si désarmantes : le sujet n’a  pas le choix, la photo va renvoyer une image de lui et la coucher sur papier pour le restant de ses jours, mais ce ne sera pas lui, non ce sera un détail, une blessure, quelque-chose qu’il pensait caché à jamais. Diane Arbus dévoile les secrets. Il y a un côté morbide et égoïste dans son approche, mais lorsqu’on visualise l’ensemble de son œuvre, on comprend la grande humanité qui l’habitait. Ces photos, ce sont une cartographie des blessures humaines. En me baladant dans le Jeu de Paume, je me suis rappelé cette phrase du « Système Victoria » d’Eric Reinhardt où David tente de convaincre son beau-père que les fragilités des hommes sont ce qu’il y a de plus beau.

C’est tout cela que l’exposition essaye de transmettre via un parcours non chronologique et dénué de toute logique, à l’image de la vie. En ça le Jeu de Paume est au diapason avec la vision de l’artiste. Diane Arbus avait beau travailler par série, ce n’était pas la quantité qui l’intéressait mais La photo, et du coup il n’y a rien de choquant à voir dispatchées celles-ci. La seule série dont l’exposition conserve l’unicité est l’un de ses derniers projets : celui des attardées mentales, le jour de la fête d’Halloween. Et effectivement c’est la seule série dont Diane Arbus disait : « Enfin ce que je cherchais […]. C’est la première fois que je trouve un sujet où c’est la multiplicité qui compte. Je veux dire que je ne cherche pas simplement à faire la MEILLEURE photo d’elles. Je veux en faire plein ». On passe d’une cartographie subjective à une cartographie exhaustive.

Diane Arbus a passé sa vie à photographier des personnes qui s’interrogeaient sur leur identité, qui se sentaient en décalage et qui, en même temps, voulaient trouver leur place dans le monde. Cherchait-elle au travers de son travail à s’accepter elle-même ? Elle a enfermé dans une boite l’essence d’hommes qui auraient voulu être des femmes, d’adultes qui voulaient vivre nus dans un monde à la morale incontournable, de jumelles qui auraient préféré n’être qu’une ; elle qui venait d’une famille aisée et bien sous tout rapport, mais qui, au fond d’elle, se sentait une femme du peuple. A-t-elle voulu rompre le système des castes et le système de la normalité pour légitimer sa sortie ? Et si oui, son suicide en 1971 signifie-t-il qu’elle a échoué ?

Les hommes ressemblent à des femmes (parallèle intéressant avec Claude Cahun, la précédente exposition du Jeu de Paume), les fils à des pères, les danseuses à des figures bibliques (la stripteaseuse qui reprend la posture de Saint Thomas dans « la Cène » de Vinci qu’on aperçoit en arrière-plan). Personne n’est ce qu’il voudrait être ! Voilà la tragédie humaine ! Parfois on se dit que Diane Arbus aurait juste voulu être une femme amoureuse, et le fait qu’elle divorce à peu près simultanément à l’apparition de ses premières créations fait penser à une déchirure où l’art l’aurait éloignée, pour le meilleur et pour le pire de la normalité souhaitée ; une normalité qu’elle méprisera alors tout le reste de sa vie.