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* Intro *

Lorsqu’on parle cinéma et musique argentins à un argentin, l’un des premiers noms qui vient à l’esprit est probablement celui de Miranda ! Non seulement, le quatuor pop tire son patronyme du nom de l’acteur Osvaldo Miranda (décédé en début d’année et qu’on pouvait voir dans les films de Carlos Schlieper et de Leo Fleider – films, par ailleurs, assez difficiles à se procurer de nos jours), mais surtout il a pris, à la manière d’un acteur de film muet, l’habitude de mimer sur scène les paroles de ses chansons (comme sur le film live « Miranda Directo ! »).

Lorsqu’on parle cinéma et musique argentins à un français, c’est cette fois le Gotan Project qui arrivera dans la conversation : on parlera de ses danses et surtout de ses vidéos, composantes essentielles de ses prestations live. Mais dans les deux cas, il s’agit d’un lien non spécifique à l’Argentine ; ce n’est pas un évident rapprochement culturel, mais un positionnement propre aux deux groupes. Quel style de musique argentine serait alors la bande originale la plus évidente du cinéma Argentin ?

* La cumbia *

Ricardo Darín dit ne pas croire que le cinéma argentin possède une identité propre, et que les histoires racontées ici pourraient l’être de la même façon en Italie, aux États-Unis ou ailleurs (confère l’édito de Bref Ciel). Pourtant, les films de là-bas transpirent d’une identité commune, aussi indéfinissable qu’implicite. Qu’en est-il alors de la musique ? Le Tango et la Chacarera sont-ils des conséquences historiques ou reflètent-ils l’âme des argentins ? Cette mélancolie qu’on ressent, sans pouvoir l’expliciter, face à des films comme « Carancho » de Pablo Trapero ou « Dans ses yeux » de Juan José Campanella, comment se retranscrit-elle ? Un des traits caractéristiques de l’Argentine est cette capacité à évoluer sans rupture, à construire au fur et à mesure sur l’existant. Même lorsque les influences viennent d’ailleurs, elles sont rapidement intégrées dans les gênes du pays, afin qu’à la prochaine évolution elles soient non pas considérées comme du sang pourpre, mais bien comme un patrimoine génétique légitime. Cette manière de s’adapter et d’assimiler si vite les cultures explique comment l’histoire musicale arrive si facilement à brouiller les pistes. L’Argentine est un pays du melting pot qui construit sa culture sur le tas, mais qui avance en ligne droite, sans abandonner aucun des apports de son histoire. Alors que les guerres d’indépendance et la guerre du Paraguay (1865 – 1870) ont décimé la population noire du pays, la culture noire a toujours persisté dans le cœur des argentins (confère le candombe). On devine alors comment les cultures ont pu se nourrir et s’enrichir au sein d’un pays qui comptait en 1914, au sein de sa population, un tiers d’étrangers en provenance de l’Italie, de l’Espagne, de la France ou encore de la Pologne.

Ainsi, l’Argentine s’illustre comme un pays à la fois à la croisée des influences et à la fois comme dotée d’une personnalité forte et inébranlable : on pourrait y voir un pays sans culture qui se contenterait de se nourrir des styles qu’on lui apporte ou qu’il emprunte, mais, au contraire, sa capacité à assimiler et à transformer en fait un laboratoire de recherche passionnant. L’histoire de la cumbia est alors assez symptomatique de l’approche du pays, et ce n’est pas un hasard si, comme dans le cinéma argentin, on ne cesse d’y ressentir une mélancolie nonchalante qui s’oppose avec une bonne dose d’espoir et d’optimisme ; un pays résigné à ne pas gagner, mais qui ne renoncera jamais à sourire. Alors que le néophyte peut, lors de ses premiers contacts avec la culture argentine, s’imaginer que la cumbia en est l’un des plus vieux fondements, c’est avec stupéfaction qu’il découvrira que celle-ci n’a déferlé sur le pays qu’à la fin des années 80.

Ce qui est incroyable avec la musique cumbia, c’est la manière dont elle aura été la bande-son de la société argentine et plus particulièrement de la vie à Buenos Aires. Pas étonnant alors qu’on la prenne pour la musique la plus cinématographique et que l’on imagine Ricardo Darín séduire des femmes ravissantes dans un bar où se produirait Ráfaga. Carlos Menem arrive au pouvoir en 1989, et c’est à cette date que commence la libéralisation de l’économie et la vague de modernisation du pays. Alors qu’on parle de miracle argentin, que le peso s’aligne sur le dollar, et que les réformes sociales accompagnent les réformes économiques, apparait la cumbia. Il ne s’agit pas d’une musique libérale qu’on chanterait en comptant ses billets et en réglant l’antenne de sa nouvelle télé, mais, au contraire, de la musique des laissés-pour-compte de la libéralisation. Alors que les écarts sociaux commencent à se creuser, les porteños des quartiers les plus pauvres investissent le soir venu les discothèques et pistes de danses pour se déhancher au rythme de la cumbia, un nouveau style importé de la Colombie, mais qui est déjà lui même à la croisée des rythmes issus de la culture noire des esclaves et de la culture indienne. Un peu comme à la naissance du disco, on danse pour oublier ! La société pense avancer sans nous ? Dansons pour la rattraper ! Mais, et c’est un autre trait caractéristique de l’Argentine, il ne s’agit pas de se laisser étouffer par sa propre mélancolie ! Cette mélancolie existe, elle est le leitmotiv des sorties nocturnes, mais elle ne doit pas s’enfermer sur elle-même.

A la mélancolie argentine s’oppose l’optimisme argentin : on chante l’amour, la passion et l’espoir ! Alors on enfile son costume, on sort les instruments qui trainent sous la main (flûtes et tambours, guitares et accordéons), on se procure également un vieux synthé recyclé et un clavier à vent, et puisque c’est une musique du partage et qu’on veut avoir tous ses amis avec soi sur scène, on file un rallador au petit cousin et on s’assure que la cumbia s’allonge sur un lit de castagnettes locales. C’est les soirées avec La Nueva Luna et les danses romantiques sous les sonorités de Gilda.

* La cumbia villera *

C’est en 1998 que se déclare la crise économique argentine, conséquence de la politique de caisse d’émission monétaire de Menem ; elle durera quatre ans. Si la cette récession touche l’ensemble du pays, ce sont évidemment les classes les plus fragiles qui souffrent le plus. Du coup, une partie de la musique cumbia évolue pour se transformer en cumbia villera, qui est à la cumbia, ce que le hip hop est au disco (naturellement la cumbia villera inclue également des influences Reggaeton ; et en réalité, on en avait déjà aperçu l’essence dans les années 90 où l’image d’une classe dirigeante ivre de richesses avait déjà incité à la protestation). Les paroles se radicalisent, les problèmes sont posés sur la table, on n’aborde la violence, la criminalité grandissante, les ravages de la drogue et de la prostitution.

Mais il ne s’agit pas de faire l’apologie de ce mode de vie, comme ça a pu être le cas avec une frange de la scène gangsta, non il s’agit bien de dénoncer et d’espérer, encore et toujours, que les choses s’améliorent. Toujours, de par cette culture de la construction par brique qui ne laisse jamais les fondations de côté, la cumbia villera, tout mouvement contestataire qu’il est, ne prend pas le contre-pied de l’existant pour cracher sa haine et sa rébellion contre le système ! Au contraire, il s’inscrit dans la continuité directe de la cumbia avec cette langueur habituellement inimaginable dans le cas de mouvements similaires. Lorsqu’on écoute des groupes comme les Pibes Chorros, on s’étonne de voir la contestation prendre des allures si ancrées dans l’histoire du pays. Sur « El Prisionero », on est loin de l’imagerie bling bling du rap américain ; celle-ci se fait complètement bouffer par la mélancolie argentine. Ca reste un pays qui pardonne (confère les controversés, mais bien réelles, lois de pardon « Punto Final » et « Obediencia Debida », puis les lois d’amnistie de Menem). Oui il pardonne et va de l’avant, sans pour autant oublier ou détruire. Les argentins se débrouillent juste avec les cartes qu’ils ont en main, sans rien renier.

* La cumbia digitale *

En 2003, c’est le début des années Kirchner (Néstor puis Cristina Fernández) : la dette extérieure est renégociée et les taxes sur les importations sont accrues, les dépenses publiques soutiennent le redémarrage de l’économie, et la situation s’améliore doucement. Et une fois de plus, la cumbia, toujours reflet de cette société, évolue. On croit à nouveau en l’avenir et le repli sur soi n’est qu’économique. Pour le reste, c’est tout l’inverse : le pays revient dans la partie, et on veut à nouveau danser. Mais il ne s’agit plus de fuir la réalité quotidienne, mais bien de danser avec le monde, en résonance avec celui-ci ! Buenos Aires veut son dancefloor ! Il veut voir les beats électroniques dégouliner et les filles danser comme jamais. C’est dans ces conditions qu’apparait la cumbia digitale (ou encore cumbia nueva). Comme précédemment, il ne s’agit pas de tourner le dos au passé et de copier les occidentaux dans l’espoir de se faire un nom sur la scène électronique mondiale ! Non, les argentins se mettent à l’electro en se fondant sur ce qu’ils ont accumulé : leur patrimoine est aujourd’hui lourd, presque pesant, et la cumbia digitale est à la fois plein de modernité et de tradition. Comme le Kuduro d’Angola, le Baile Funk du Brésil, le Kwaito Afrique du Sud ou encore tout ce qu’on peut rattacher au Balkan Beat, la cumbia nueva est une conséquence de la mondialisation, de la démocratisation des moyens de production et de la diffusion des instruments électroniques. Des groupes comme Fauna ont pu se forger, grâce à Internet, une solide culture musicale en matière de techno, d’IDM, de dub et de drum & bass, et se sont retrouvés au confluant de deux approches artistiques : celle qui, habitée par la curiosité, consiste à toujours aller voir ailleurs en réaction aux normes de son pays ; et celle qui, par fierté nationale, refuse de se laisser imposer des codes par une musique venue d’un autre continent. Au final, ils n’auront pas eu à choisir leur voie : ils auront juste tout gardé, tout conservé. La cumbia rappellait les heures sombres des classes pauvres de l’Argentine, et on ne peut pas oublier ou mettre de côté cette connotation sociale négative. C’était la musique du peuple, et la cumbia digitale se devait d’en conserver cette dimension. Il ne s’agit alors pas de faire une musique élitiste et hype (dans un sens l’électro occidentale était déjà là pour ça), mais bien de créer un nouveau style à la rencontre des classes sociales.

Qu’il s’agisse de prendre pour base la cumbia classique ou bien la cumbia villera, le résultat reste le même : des sonorités bien tropicales et en même temps bien urbaines. Pas étonnant au final que The Binary Cumbia Orchestra (l’excellent EP « 0110010101110000 » en écoute ici) se retrouve signé chez Chusma Records. A la tête du mouvement de la cumbia digitale, on retrouve le label ZZK Records et son chef El G aka Grant C. Dull, une sorte de garant de la cohérence d’un genre, par nature, éclaté et indocile. C’est un homme qui aime la mixité et qui, avant même de l’avoir définie, savait que la cumbia digitale serait amenée à muter rapidement. Et c’est effectivement ce qui arrive avec des groupes comme Tremor (qui ont d’ailleurs déjà été remixés par The Binary Cumbia Orchestra) : ils combinent des rythmiques encore plus ouvertes sur le monde avec des sonorités encore plus argentines qui puisent cette fois leur force dans le folklore du pays. Lorsque dans le clip qui accompagne leur titre « Viajante », on voit un retro-projecteur faire apparaitre sur un pan de mur ces musiciens traditionnels, on sait que la mélancolie argentine coulera à jamais dans la musique, aussi dansante celle-ci puisse devenir.

ZZK Records n’œuvre ainsi pas pour l’unique cause de la cumbia digitale, mais bien pour l’avènement d’une musique de club fédératrice où les plus jeunes peuvent réinterpréter l’essence du pays du dernier siècle, comme de la dernière décennie (il suffit d’écouter Frikstailers pour s’en convaincre). A la fin, le patchwork sera tellement complet que rien ne pourra nous choquer ! D’ailleurs, Super Guachin, l’une des dernières signatures du label, est un duo, passionné par les images, qui crée une cumbia digitale teintée de dubstep et de techno à partir de sons 8 bits où, y compris sur scène, la Game Boy devient un instrument. On ne sait pas si le cinéma argentin connaitra les mêmes mutations, mais on sait que quoi qu’il advienne, l’Argentine porte en elle une volonté de ne jamais tourner le dos à elle-même. On peut alors certifier à Ricardo Darín que non la cumbia argentine n’aurait pas pu venir d’un autre pays !