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Entre le souvenir individuel consacré par Proust et la mémoire collective comme narration institutionnelle, il existe tout un panel d’états intermédiaires qu’on attrape difficilement, en ce sens qu’ils se manifestent moins par récits que par traces, par artéfacts, par purs surgissements. Ces éléments, déliés, astructurés, forment ce liseré incertain que nous partageons tous sans pouvoir néanmoins le penser, et qui cimente ce que l’on appelle « notre culture ».

La chanson, classiquement, s’attache aux romans personnels, par définition bâtis dans la parole et l’écriture. On s’y parle d’homme à homme, et donc de plain-pied dans le langage. Il est quelque chose d’au contraire beaucoup plus rare que de voir la musique se travailler elle-même, questionner son propre engendrement dans une recherche autre que celle du simple plaisir sensoriel. Certains le font, et c’est une démarche à la fois immense et périlleuse. Il s’agit de se positionner moins dans une stricte visée utilitariste – produire du beau – qu’interrogatrice. La culture musicale, qu’est-ce que c’est et qu’est-ce que ça porte (au-delà des aménagements de tout un chacun) ?

Cette année, nous avons eu la chance de pouvoir confirmer que les travaux de Leyland Kirby étaient inestimables. Après la condamnation guerrière de la pop culture dans le projet V/VM et la déformation monstrueuse de la musique romantique dans ses sorties éponymes, il a mis un point d’orgues aux précédents essais de The Caretaker à travers un disque somptueux, An Empty bliss beyond this world, qui évoque l’écrasement du vinyle sous ses propres grésillements et les derniers soupçons de jazz qui tiennent le sillon.

Une autre bonne nouvelle est que Daniel Lopatin suit maintenant une trajectoire elle aussi très intéressante. Plus habitué avec Oneohtrix Point Never à de « simples » disques de revival Kosmiche, certes excellents mais sans grande puissance théorique, le New-Yorkais combine désormais la beauté de ses arrangements avec une démarche conceptuelle fraîche et stimulante. Le programme est simple : partir de musiques de pubs de sa jeunesse, les séquencer et recomposer à partir de ces échantillons des édifices nouveaux, modernes voire futuristes. Le matériau de départ passionne. Ces programmes de pub, en effet, sont le plus souvent des abominations musicales. Elles portent un message publicitaire, grossièrement, et ne vise qu’à l’efficacité marketing. Mais elles fonctionnent, et elles signent une époque. Qu’on les refuse ou non, elles font partie d’un bain collectif qui immerge les populations. On est ni dans l’histoire individuel, ni dans l’histoire prescrite, on est en deçà, dans le terreau indistinct qui ne peut pas ne pas nous influencer.

C’est pourquoi Replica a une valeur si forte. Nous faire écouter une compilation de musiques de pubs n’aurait aucun intérêt. Par contre isoler ces sonorités, les souligner et les réagencer nous pousse à un changement de perspective évident. Les chiens ne font pas des chats, sauf ici. Ainsi, d’un amas d’ambiances forcées et désuètes, Daniel Lopatin fabrique un ensemble atmosphérique sublime, à la fois très rythmique et parfaitement aérien, qui nous amène à une dérive mentale incontrôlable, tantôt psychédélique et percussive, tantôt parfaitement évanescente.

Album court, condensé, Replica donne en plus des allures concises à ces fluides qui semblent pourtant pouvoir déborder de partout. Nous ne sommes en ce sens pas très éloignés d’un état d’esprit pop qu’on retrouve chez The Books ou Cornelius. Bien que leurs démarches soient singulièrement différentes, on y trouve le même attrait décomplexé pour le « jeu » musical, pour la manipulation constructive et récréative d’objets variés. Pour toutes ces raisons, son audace très accessible et sa virtuosité d’exécution, ce nouvel album d’Oneohtrix Point Never apparaît comme immanquable, et l’on ne manquera pas justement de l’épuiser jusqu’à ce qu’un autre album vienne nous titiller autant – ce qui n’est pas forcément pour tout de suite puisqu’ici miracle il y a : l’abstraction rejoint l’intime dans un drôle de rapport charnel à la culture, et cette prouesse est inestimable.

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