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Le Tintin de Spielberg essuie quelques critiques étonnantes : celles qui visent le manque d’émotion et le vide psychologique de ses personnages. Drôles de reproches, puisque c’est notamment sur ce plan là que Spielberg est le plus fidèle à Hergé. Tintin n’est en effet rien d’autre qu’une série de conventions et de prétextes. Conventions d’un nom, d’un âge, d’une houppette, d’une série de fausses amitiés qui arrangent bien la narration ; prétexte d’un métier – reporter, pas journaliste – bien utile pour légitimer les aventures les plus folles, prétexte en somme à donner les pleins pouvoirs à Tintin avec le justificatif minimal de faire son boulot. En dehors de ces quelques marqueurs aussi minimaux que souvent arbitraires, Tintin n’est rien, et ne ne soucie de rien. Pas d’histoire à lui, aucune famille, aucun lien à l’autre sexe, pas de centres d’intérêt, pas de projet, une indifférence profonde pour les questions d’argent et les inégalités sociales, Tintin est un sujet vide et imperméable, qui n’est sensible qu’à une chose : des éléments du monde qui, tout à coup, l’aimantent et l’obsèdent. Tintin n’est animé que par cette curiosité élective, qui anéantit tout autour de lui, tout sauf ce qui est alors lié à une affaire qu’il va falloir résoudre, une aventure qu’il va falloir exploiter jusqu’au bout. La beauté du personnage d’Hergé est là : Tintin n’est qu’une pure mécanique d’action et de réflexion, sans prisme individuel, sans déformation de la réalité présente autour de lui. Chaque expédition efface la précédente, c’est pourquoi c’est toujours la surprise quand Rastapopoulos réapparaît, car avant de le démasquer nulle trace d’interprétation hâtive, d’attentes et de craintes trop personnalisées : Tintin est toujours vierge.

La virginité de Tintin, quelle affaire. Plutôt que de virginité, on pourrait parler de pureté. Il n’a pas été sali par les femmes, pas sali non plus par l’alcool. Tintin n’a pas de vices, pas de pensées noires, pas de jugements inappropriés. Tout est lié, car dans nos têtes ce sont les femmes et la picole qui foutent le boxon.

S’il y a bien un point sur lequel Spielberg est exemplaire, c’est sur son traitement de cette pureté, en particulier vis-à-vis de l’alcool. Ce n’est pas un maigre sujet : Tintin, habituellement détaché de toute appréciation morale, procède à l’inverse avec l’alcool. Tintin ne boit pas, mais il l’interdit en plus aux autres. Concernant Haddock on le comprend, car il y a un lourd passif. Mais on retrouve aussi, avec les autres personnages, des séquences beaucoup plus discutables et étranges. Je pense à une en particulier dans le Crabe aux pinces d’or : Tintin aperçoit Dupond et Dupond à la terrasse du Café des Sports. Ils se sont faits servir une pression et, en voyant leur jeune camarade arriver, demandent au serveur d’en apporter une autre. Les verres des deux inspecteurs paraissent entamés. Les coquins, ils ont déjà du boire une ou deux lampées. Tintin s’installe à leur table et marque sa surprise quand il voit une bière lui arriver sous le nez. Et chose irréelle, les verres des Dupondt sont à nouveau remplis, comme par magie, jusqu’à quasiment déborder ! Et alors qu’ils s’apprêtent à tremper à nouveau leur moustache dans le maudit breuvage, Tintin leur fait une blague en leur tapant dans le dos. Résultat : une explosion de mousse et pas une goutte dans le gosier. Si on résume, Tintin ne perçoit pas que les policiers ont déjà bu, puisque leur verre s’est miraculeusement re-rempli (une façon d’annuler les gorgées interdites), et, sous couvert de leur faire une bonne farce, il les empêche de boire. La suite de leur entrevue confirmera nos soupçons : la discussion embraye sur le boulot et la fuite en avant qu’est l’aventure reprend, pas le temps de siroter son demi, il faut payer et partir sans avoir touché à son verre.

Ce qui interroge particulièrement est la tension qui existe entre un Tintin qui veut éradiquer la boisson pour tous et un entourage qui, il faut bien le dire, a la tentation facile. On évitera encore de parler d’Haddock, pour qui la problématique est tellement évidente qu’elle peut rendre imperceptible une série de phénomènes beaucoup plus variés et généralisables. Comment ne pas parler en effet de ce brave Milou, qui n’en manque pas une pour « se tromper » et faire comme si c’était un accident de boire un peu de scotch. Le Milou il passe pas un album sans tituber, et tout indique que son rêve ultime serait d’avoir un os géant et une belle bouteille de spiritueux. Et Tintin, lui, ne remarque rien, ne comprend jamais ce qu’il se passe, il dénie tout, en bloc. Il ne préfère pas savoir qu’en fait, le monde entier est saoul et qu’il ne pourra rien y faire.

Spielberg a bien saisi qu’il y avait-là un thème majeur et complexe dans l’univers d’Hergé. C’est un des rares domaines où tout n’est pas clair, où l’ambiguïté est de mise. Dans le film, cela se traduit par la question du souvenir, du souvenir par Haddock du Secret de la Licorne. Et là tout est embrouillé, tâche aveugle dans l’océan de limpidité du reste des péripéties. Reprenons : Haddock s’est vu confier sur le lit de mort de son grand-père le secret de sa famille. S’en suit une cuite mémorable et l’oubli qu’il croit définitif de cette confession. Des années plus tard, toujours rien. Et il suffit d’une journée de sobriété et un delirium tremens pas piqué des hannetons pour que la mémoire ressurgisse. Partiellement puisque bientôt évanoui, Haddock ne pourra pas dévoiler toute la légende. S’en suit un nouveau vide, Haddock va mieux, est réhydraté mais ne se souvient plus. Et il faudra qu’il reprenne de l’alcool, juste un peu, pour que le fil du souvenir se retisse. Ainsi, le Secret de la Licorne aura émergé en deux temps : un premier dans le sevrage d’alcool et le délire hallucinatoire, le second dans une reprise modérée d’alcool qui ré-enclenche le processus. Et de ça, Tintin n’en dit rien, parce qu’il n’en comprend rien. Quand dans le désert, Haddock rejoue l’histoire familiale dans un puissant onirisme alcoolique, Tintin se réjouit que la sobriété prouve déjà sa vertu. Comme s’il avait quelque chose à prouver, confondant du même coup l’absence d’alcool et le manque d’alcool. Et quand la mémoire ressurgit plus tard grâce à une gorgée de n’importe quoi, Tintin s’embarque dans le récit du Capitaine – à nouveau la fuite en avant –, se gardant bien de faire remarquer que sans tord-boyaux, il n’y aurait pas eu de fin mot à l’histoire, et l’aventure aurait été écourtée.

Si Tintin fonctionne principalement dans une dynamique de pureté absolue – appauvrissement et infantilisation des relations humaines, affranchissement des contextes socio-économiques et culturels, absence de questionnements éthiques et politiques –, en ce qui concerne l’alcool, le jeune reporter fait preuve d’un moralisme très inhabituel, qui répond à cette tendance éthylique plus qu’évidente de ses proches – y compris son chien ! Quand on commence à affiner cette question, on se rend compte qu’à l’opposé de la fluidité générale qui caractérise les aventures de Tintin, ici on s’embourbe, on ne s’en sort pas. Il existe un livre à ce sujet, Tintin et l’alcool, de Bertrand Boulin, mais celui-ci demeure introuvable et a d’ailleurs été interdit pour des questions de copyright. Dommage, car il y en a encore beaucoup à découvrir – et c’est franchement plus intéressant que de chercher à savoir si Tintin a touché ou pas le kiki de Tchang.

https://www.youtube.com/watch?v=yMQvlnnJN7E