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>> Ce texte a été écrit dans le cadre de la série sur le silence du site arbobo.fr et traite des conséquences des acouphènes. Une fois n’est pas coutume, il s’agit d’un texte autobiographique.

L’apparition de l’acouphène génère à la fois une naissance (ce son qui désormais résonnera nuits et jours dans votre crâne) et une mort (ce silence que vous n’entendrez plus jamais). Les conséquences de cette naissance, nous les connaissons bien : le sifflement aigu s’empare de votre corps et vous maltraite de l’intérieur ; c’est une mort à petit feu ; un cri de votre subconscient que le reste de vos fonctions vitales ne peut encaisser. Les premiers mois sont les plus durs : un parasite s’est installé dans votre tête et vous ne pouvez que subir sa présence ! Pour le monde, il n’existe pas vraiment – c’est juste une invention de votre cerveau –, mais pour vous, il est là à chaque instant et gâche tous les moments : il aspire la saveur des choses ; il vous laisse vide d’envie et toujours à sa merci. C’est un poids qu’il faut supporter, une responsabilité supplémentaire ; c’est comme avoir été violé et de devoir s’occuper de l’enfant né de ce viol. Il faut du temps pour retrouver l’amour. Et en attendant, il n’y a rien pour vous aider, rien pour stopper ces images, rien pour vous empêcher de revivre encore et encore l’agression. Contrit par le bruit, vous ne pouvez plus dormir. On se sent sale de l’intérieur : ça vous vrille le cerveau et ça laisse des traces de sang partout. On veut fuir, mais on n’a nulle part où aller ! Comment, de toute façon, pourrait-on bien s’échapper de nous-mêmes ? Cette naissance, c’est ce qui nous obsède en premier lieu. C’est le mal immédiat. C’est une transformation. C’est un nouveau vous. C’est un nouveau moi.

Et puis le temps passe, et on apprend à vivre avec cette présence. On oublie même d’où elle vient et on finit par l’aimer comme la chair de notre chair ; ça devient une partie de nous et on la protège comme telle. Et c’est là qu’on prend conscience que conjointement à cette naissance, il y a eu une mort : la mort du silence. On nous dit que le silence c’est l’absence de son, et que le contraire du silence est le bruit. Et désormais nous ne vivrons plus que dans le contraire ; l’absence de son sera la norme, y compris la nuit, y comprit le jour. Le silence deviendra un vestige du passé, et il vous manquera comme un être proche.

Ce n’est pas la peine de faire semblant ! Ne vous voilez pas la face ! C’est une véritable mort à laquelle nous avons à faire ! Il n’y aura pas de résurrection, pas de miracle ! Le silence est mort, et le seul moyen de s’en sortir sera de passer par toutes les phases du deuil.

D’abord il y a le choc : le monde qui vous entoure ne génère aucun bruit et pourtant le silence ne se manifeste pas ; l’acouphène vous annonce son décès, votre respiration se coupe, votre corps se paralyse ; pour l’instant ce n’est qu’une annonce dont vous n’avez pas encore mesuré tous les effets.

Ensuite vint le déni. Vous ne pouvez pas y croire, vous ne pouvez pas vous y soumettre : le silence va revenir, il se cache juste et, d’une seconde à l’autre, l’acouphène se taira et il se remanifestera. Vous vous répétez que le silence ne peut pas disparaître : un monde sans silence, c’est comme un monde sans couleur, ça n’existe pas. Votre cerveau doit vous jouer une farce macabre. Peut-être manquez-vous tout simplement de magnésium ! Oui c’est ça, une ou deux gélules et tout rentrera dans l’ordre !

Surgit alors la colère et la rage qui s’empare de nos corps ! On s’arrache les cheveux, on a envie de prendre un couteau et de se gratter le cerveau ! Venger le silence et faire mal à l’acouphène ! On se tape la tête contre les murs, on se triture les oreilles et, peu à peu, on comprend que c’est nous-mêmes qui avons tué le silence. Et on se déteste encore plus. Et on veut mourir. Et c’est la nausée qui s’empare de nous. Et le sifflement lui continue de prendre place dans notre corps : à chaque seconde, il rigole un peu plus de la mort du silence. Alors on file chez le médecin, on supplie l’ORL, on se met à genoux devant le neurologue, mais le corps médical est comme Dieu : il est impuissant et ne répond jamais à vos prières. Alors on se tait et on reste dans le bruit. On attend et on souffre. Quelque-chose finira bien par arriver.

Malheureusement rien n’arrive, du moins pas tout de suite, et vous pleurez. Vous pleurez tous les larmes de votre corps, comme si chaque goute qui tombe diminuait d’un dixième de décibels l’intensité du son qui ne cesse de se réverbérer en votre sein. Mais les larmes ne servent à rien : au mieux elles vous sucent votre énergie et vous permettent de dormir. Pourtant pleurer le silence est la seule chose à faire ; on doit tous passer par là. Soudain, tranchante comme une guillotine, une pensée vous assaille : et si vous ne vous en sortiez pas ? Et si vous n’arriviez pas à vivre sans le silence ? Cette idée n’a rien d’absurde ! Où se réfugie-t-on quand le silence est mort ? Allez-y, pensez-y ! Et bien ? Oui vous avez raison : on ne se réfugie nul part quand le silence est mort. On ne peut plus se protéger ; on devient une petite chose vulnérable ! Alors pleurez mes très chers frères, pleurez encore la dépouille de ce silence que vous n’aviez jamais aimé à sa juste valeur. C’est quand les choses disparaissent qu’on réalise à quel point elles nous étaient essentielles. Le silence c’était l’innocence et la pureté ; et maintenant il ne reste que la culpabilité et un corps abimé. Dans « Pierrette », Balzac dit « Quoi de plus complet que le silence ? Il est absolu, n’est-ce pas une des manières d’être de l’infini ? » ; alors nous serons incomplets, alors nous ne serons que relatifs.

Mais vous ne pouvez pas combattre. Il faut se résigner et souffrir sans silence. Vous êtes devenus une télé qui ne s’éteint jamais et dont on ne plus baisser le volume. Allez ce n’est pas grave, plein de gens survivent avec la télé allumée 24h/24. Au fur et à mesure, de nouvelles questions apparaissent. Serez-vous encore capable d’apprécier un disque à sa juste valeur ? On sait l’importance des silences en musique : ce sont eux qui créent les ruptures, ce sont eux qui permettent de respirer ; ils font chavirer le cœur et nous glacent le sang. Que va devenir la musique sans soupir et sans pause ? Là où s’épanouissait auparavant le silence, il y aura maintenant l’acouphène. Il sera tout le temps là, et, à chaque instant, on entendra les autres instruments le combattre. Parfois ils prendront le dessus, parfois non.

Puis un jour, tout s’éclaire : vous comprenez que les choses ne s’amélioreront pas et vous décidez de l’accepter. Le silence ne reviendra pas ! Deux solutions s’offrent à vous alors : mourir ou vivre avec. Après un instant de réflexion, vous choisissez la seconde. C’est le moment de l’acceptation. Vous conservez des souvenirs magnifiques du silence : des nuits d’une pureté absolues et des introspections sans fond ; mais il est maintenant temps de passer à autre chose ; nous devons passer à autre chose. Un futur existe et il se dessine. La vie sans silence est une réalité plausible que nous venons d’expérimenter ces derniers mois. Il faut y croire. Il faut se reformater. Il ne s’agit pas d’oublier le silence ou de faire comme s’il n’avait jamais existé. Non, il s’agit juste d’apprendre à avancer sans lui. Le silence et le bruit ne s’inscrivent pas dans des schémas manichéens, ce n’est pas le bien et le mal. Le bruit aussi peut être de notre côté.

Et alors seulement, la reconstruction se met peu à peu en place. Comme un amour prend la relève d’un autre amour perdu, sans pour autant le remplacer, nous redéfinissons peu à peu le silence. Qu’est-ce que le silence ? Comment puis-je le décrire ? Avant ce n’était rien, maintenant ce sera ce sifflement aigu ! Qu’est ce que ça change si le silence s’appelle autrement, du moment qu’il remplit le même rôle ? Maintenant lorsque j’entends mon acouphène et rien que mon acouphène, je sais que j’entends le silence ! L’acouphène est devenu mon silence ! La naissance et la mort ont fusionné pour créer un nouvel être unique. L’acouphène est même encore plus riche que le silence. Alors que celui-ci ne se manifestait que lorsque tous les autres sons s’endormaient, le silence acouphènique existe lui en continue : quels que soient les bruits qui nous entourent, on peut à chaque instant s’y raccrocher ; c’est un silence qui est toujours là pour nous ; c’est le plus beau des silences.

Bientôt l’acouphène deviendra une nouvelle composante de la musique et incarnera un nouveau silence ; au lieu de se taire, il sifflera, mais son rôle sera bien le même. Et alors la musique sera à nouveau parfaite, et alors on sera à nouveau complet, et alors on sera à nouveau heureux, et alors je serai à nouveau moi-même.

>> Si j’arrive aujourd’hui à écrire sur les acouphènes, je ne me sens pas pour autant encore prêt à partager les souffrances des autres. C’est peut-être un signe de faiblesse ou une forme d’égoïsme, mais je serai bien incapable d’approfondir le sujet dans les commentaires. J’espère que les acouphèniques qui me liront ne m’en tiendront pas rigueur.