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Neal Cassady, chair à fiction

A propos de Ballast de Jean-Jacques Bonvin

Par Damien, le 25-01-2012
Littérature et BD

“Neal est le plus grand, il a volé 333 voitures et lu Finnegan’s Wake, il écrira le Roman américain en 666 jours, 999 pages au total”. Cette déclaration aux airs de prophétie, attribuée à Jack Kerouac par Jean-Jacques Bonvin, est le pivot du second roman de l’écrivain suisse.

Ballast est moins un hommage qu’un sarcophage pour les quatre figures de la Beat Generation. L’auteur qui a enfermé Kerouac, Ginsberg, Burroughs et Cassady dans ce petit livre très dense et très serré, comme on installe quatre gamins sur la banquette arrière d’un pick-up pour partir en virée, est de toute évidence fasciné par le quatrième, celui qui est mort le premier sans n’avoir rien écrit (si ce n’est Première Jeunesse, un texte autobiographique inachevé et une poignée de lettres). Celui qui vivait ce que les autres écrivaient.

Neal Cassady est le Dean Moriarty de Sur la Route et le “secret hero” des poèmes d’Allen Ginsberg. Il a conduit le bus des mythiques Grateful Dead, et a inspiré King Crimson. Il est mort le long d’une voie de chemin de fer dans un coin perdu du Mexique. Même le diagnostic sonne Beat : “general congestion in all systems”. Au centre de ce système il y a le foie, évidemment, qui cause directement ou indirectement la mort des quatre, comme celle de Dylan Thomas en 1953 ou de Malcolm Lowry un peu plus tard.

« Etablir un rapport de cause à effet entre le foie et le crayon qui trace ses signes sur la feuille, on ne peut pas, c’est non pertinent” écrit Bonvin. “Au moins Whitman eut-il le foie fonctionnel jusqu’au bout, mais il dessina lui-même sa tombe ».

Cassady n’arrive pas à écrire. Il multiplie les conquêtes, laisse Allen tomber amoureux de lui, se marie deux fois (LuAnne et Carolyn qui, elle, écrira et peindra), use le cuir de vieilles Chevrolet, bouffe des miles et sue pour le compte de la Southern Pacific Company. Il s’évertue tout de même à raconter le “Premier tiers” de sa vie – comme s’il y en aurait deux autres. Le père alcoolique, les rues glauques de Denver, la maison qu’on n’a pas fini de construire, les premières voitures volées.

“Neal dans son automobile bousillée se doute qu’il n’écrira pas comme Jack, comme Allen ou William, il a même le pressentiment qu’il va servir d’aliment à ces trois-là, de pâte à fiction, que quand sur la route il appuie sur l’accélérateur ou le frein il ponctue un texte en train de s’écrire sur une table de la côte est, du côté du Rio Grande ou à San Francisco c’est-à-dire à côté, que trois claviers cliquettent de concert crescendo quand il dépasse les 70 mph”.

Si elle a jamais existé, la Beat Generation meurt le 4 février 1968 entre San Miguel de Allende et Celaya, région natale du peintre et militant communiste Diego Rivera, chantre de “l’art révolutionnaire“. Elle s’éteint avec Neal, qui vivait pour quatre et qui cristallisait les aspirations et les contradictions de ce qu’à tort on a appelé un groupe, qu’on retrouve gavé de coupe-faim, inanimé sous la flotte et qu’on conduit à l’hôpital « car même si la mort survient près d’une voie ferrée où roulent encore des locomotives à vapeur (…) le passage par l’hôpital est obligé, on ne sait jamais, peut-être pourrait-on remettre le corps à flot par shock-waves et autres utilisations thérapeutiques du courant électrique qui va, qui va, jusqu’au potentiel de terre ».

Il reste quinze mois à vivre à Jack Kerouac, qui ne publiera plus rien – son Dean et son Cody sont morts –  et qui meurt en Floride après un ultime coup de fil passé à Carolyn qu’il aimait peut-être plus que Neal. C’est sur cette mort que s’ouvre Ballast, livre-tombeau à la prose nerveuse comme un routard sous benzédrine, qui est à la biographie ce que Sur la route est au guide touristique, qui emprunte son titre au lit de graviers sur lequel reposent les rails et dont “les éléments doivent s’imbriquer, de façon à former une masse compacte, mais perméable”, apprend-on.

***

Ballast de Jean-Jacques Bonvin, éd. Allia, 2011, 61 pages, 6,10 €
Première Jeunesse (The First Third) de Neal Cassady, éd. Flammarion, 1998, 310 pages, 19, 06 € (épuisé)
Sur ma route (Off the road) de Carolyn Cassady, éd. Denoël, 2000, 556 pages, 22,71 €