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Lucinda
Georgia
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Nous sommes tous des enfants de la vibration, les rejetons d’un grand mélange d’ondes compactées les unes avec les autres pour former une réalité sonore caractéristique. Nous sommes les enfants de la musique envisagée en tant qu’unicité physique: une seule entité, une seule histoire, une multitude de sous-réalités. Nous sommes les enfants de la vibration et nous avons grandi avec les champs sonores inexactes, situés à plusieurs endroits à la fois au même moment, ces champs qui s’étendent à perte de vue où ne parvient à survivre que l’électricité, la distorsion et le flot de paroles humaines mutées en un élément sonore impossible à isoler. Notre parcours nous a conduit aux confins d’un monde musical où les règles disparaissent, les exercices de singularisent. Chaque geste devient un nouveau bout d’existence auquel se rattache des milliers d’images incertaines et jamais réellement arrêtées. Dans un mouvement quasi perpétuel, notre imagination nous transporte dans ces sphères de l’indéchiffrable où la peau fait directement office de récepteurs à vibrations. Et elle s’agite, se transforme subtilement sous la vibration, de manière imperceptible mais parfaitement remarquable; il suffit de se concentrer un peu pour ne faire qu’un avec la sinuosité qui nous traverse dans tous les sens, à la recherche d’une logique propre.

Dans ce dédale sonique, le duo Alpine Decline s’impose en tant qu’artisan de la matière première. La sensation phonique est un bloc uni d’une richesse difficile à égaler auquel le duo sino-américain s’applique à donner forme par de minutieux coups de marteau et de burin, guitare et batterie, peu importe. Le travail est délicat, une fois les premières grandes coupes réalisées. C’est à ce moment que l’on rentre dans toute la subtilité du projet. Car l’onde en tant que réalité n’accepte pas la demi-mesure. Elle exige un investissement total pour qu’in fine le résultat prenne tout son sens à l’écoute. Sur le chemin, beaucoup s’y perdent et finissent par errer dans ces champs, entre deux réalités quelconques dont tout le monde finira par se foutre avant de disparaître ou de purement et simplement tourner en rond; croyant à chaque fois avoir réinventé l’essence même de ce qu’ils font depuis des années. En lieu et place d’un travail classique, le duo a choisi de se fondre dans le décor pour laisser apparaître ce “消失 / Disappearance” par petites touches subtiles.

Ne faisant plus qu’un avec l’Entité, Pauline Mu et Jonathan Zeitlin s’immergent totalement dans cette singularité musicale qu’ils tentent d’apprivoiser. L’idée est toute simple: en lieu et place d’un travail de défrichage pour se ménager leur part de réalité, les deux musiciens ne font le choix que de l’expression parcimonieuse, jamais trop envahissante. La plupart du temps, même, il ne s’agira pour eux que de contrôler sans brider cette masse de vibrations qui les entourent désormais. Pourtant le travail est des plus délicats lorsqu’il s’agit de ne pas se laisser noyer complètement tout en évitant, par la même, de prendre le dessus et d’annihiler totalement toute initiative du champs qu’ils manipulent. Un savant dosage, un équilibre précaire que le nouvel LP du duo parvient en partie à maintenir le long des 12 morceaux du disque. C’est à ce point précis que débute toute la réflexion autour de “消失 / Disappearance”.

A première vue, le disque semble porté par un hasardeux mélange d’influences familières hachées et recomposées. Où l’on passe aisément d’une pop accrocheuse à de pures manipulations de distorsions shoegazes et autres feedbacks d’instruments, d’une ambiance aux frontières du sombre et du poisseux, lourdement, à la délicatesse d’un instant de vibration pure. Mais l’auditeur attentif notera rapidement que tout ceci ne provient en réalité que d’un seul et même travail du champs sonore environnant. Et parvenir à s’immiscer insidieusement dans chacune de ces réalités musicales pour leur donner une coloration personnelle, c’est sûrement ce qu’Alpine Decline est parvenu à accomplir sur ce disque. Balayer la musique du LP revient à tourner sur soi sans jamais s’arrêter, pour découvrir devant ses yeux une nouvelle substance musicale, puis une autre, puis une autre, encore une, deux, trois, sans jamais n’atteindre une parfaite exactitude mathématique.  “消失 / Disappearance” est un flux en mouvement dont on ne parvient ni à fixer les contours physiques réellement, ni à situer clairement sa position sur un repère musical. Mais c’est tout à fait normal, les Alpine Decline ont fait de cette capacité à évoluer aisément d’une sous-réalité à l’autre le cœur de leur musique. Une aptitude ectoplasmique à double tranchant, forcément contagieuse pour celui qui se sera exposé ne serait-ce que quelques minutes aux chants lointains perdus dans le delay, à ces psalmodies spirituelles aux allures de rites païens entre deux dimensions.

De fait, une fois terminée, l’écoute de “消失 / Disappearance” abandonne l’auditeur sur un sentiment mitigé; à mi-chemin entre l’exaltation de purs moments captivants et les sensations d’ondoiement, à tâtons, les yeux fermés pour ne laisser que les vibrations nous guider jusqu’au prochain pilier lumineux et familier. Ces passages là sont pourtant ceux où l’on parvient à rentrer plus encore dans la musique d’Alpine Decline, ces moments faibles qui recèlent une multitude de détails qui disent beaucoup sur ce qu’a voulu y mettre le duo. Paradoxe là encore car s’ils sont essentiels, ces instants n’en demeurent par moins anonymes et mettent partiellement à mal le travail de singularisation réalisé autour, avant, après. Mais c’est bien normal, l’essence même des choix du duo: favoriser une poignée de pics d’intensité contrôlés, laisser le reste du temps l’Entité vibrer à sa convenance en l’orientant subtilement sans jamais la brusquer. Aussi, l’image et la couleur qui se forment devant les yeux une fois que “消失 / Disappearance” s’éteint sont floues mais jamais trop. Un entre-deux risqué, au sein duquel il semble qu’un morceau de trop dans une direction particulière mettrait à mal l’équilibre global du disque.

Une fragilité qui rend le disque pourtant touchant. Et qui aurait pu en faire un projet plus grand encore si elle avait été calibrée au millimètre, avec patience et savoir-faire. Mais on entrerait alors dans un travail d’acharné compulsif, là où Alpine Decline a choisi de laisser davantage parler l’intuition. Et puis il ne s’agit que du premier véritable LP du duo, après deux 12″ de bonne facture sortis en 2010 en autoprod. Autant dire un premier exercice long format compliqué au vu des contraintes que s’est fixé le duo pour donner naissance à ce disque. Et même si l’auditeur sortira de ce moment particulier un peu déboussolé, c’est uniquement à l’image du disque: incertain, mouvant mais diablement séduisant. On aurait clairement envie d’aimer ce disque plus fort encore, de se plonger dedans sans aucune retenue, en s’abandonnant complètement des heures durant à tout ce qu’il comporte, véhicule, renvoie et retient. Mais le projet est encore trop neuf pour pouvoir répondre correctement à ces attentes.

Peu importe, l’auditeur se bornera à réécouter  “消失 / Disappearance” pour imaginer une fois encore ce qui se cache derrière ce décor difficile à définir. Puis fera tourner en boucle ces vrais grands moments où Alpine Decline prend de la hauteur (‘Psychic Dissonance’, ‘The Depths’, ‘Now You Believe In Vanishing’) et entrouvre une porte que l’on souhaiterait que le groupe arrache avec violence pour faire sienne la pièce qui se trouve juste derrière. Une pièce remplie d’idées et d’orientations sonores que les deux protagonistes n’auraient aucun mal à mélanger avec ce champs d’ondes qu’ils aiment à parcourir à leur rythme. Nous sommes des enfants de la vibration et de la distorsion et Alpine Decline en est l’un des rejetons prometteurs, cultivant avec talent le sens de l’instabilité, de l’incertain et de la volatilité. Un passe-muraille musical qui déforme tout ce qu’il touche pour dévoiler instinctivement toute la puissance et l’élégance de l’inexactitude.

“消失 / Disappearance” est disponible dés aujourd’hui  en CD/LP via la page Bandcamp du label français Laitdbac.

https://www.youtube.com/watch?v=7c60k40-juk