Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

BULLHEAD de Michael R. Roskam

Sortie le 22 février 2012 - durée : 2H09min

Par Thomas Messias, le 23-02-2012
Cinéma et Séries

Trivialité mais vérité : une paire de couilles, ça vous change un homme. On n’imaginerait pas passer une vie sans organes reproducteurs. Comme si la masculinité ne pouvait s’exprimer que dans la sécrétion et l’allègre distribution de semence, à des fins reproductives ou non. Au-delà de ça, il y a la production de testostérone, dont tout mâle a besoin pour se développer comme il se doit, passer du stade d’enfant à celui d’homme, acquérir un gabarit et une identité. Cette évidence se retrouve au cœur même de l’intense Bullhead, premier long-métrage du Belge Michael R. Roskam, créateur d’un postulat saisissant et du personnage qui va avec. Privé de ses attributs suite à un accident qui brisa la fin de son enfance, son adolescence et les premières années de sa vie d’adulte, Jacky se dope quotidiennement à l’aide de produits destinés aux bovins dont il s’occupe. Plongé dès son plus jeune âge dans le monde malsain du trafic d’hormones, Jacky espérait sortir tôt ou tard de cet univers et se retrouve finalement contraint d’en faire son éden de fortune.

Fabuleux personnage d’une fiction éminemment réaliste, cet emmuré volontaire est le point de convergence de plusieurs cercles concentriques qui font craindre au départ une certaine surcharge thématique et narrative. Il y a suffisamment de ramification dans le point de départ de Bullhead — trafic d’hormones et de bovins, guerre des clans, présence d’un indic et trauma d’enfance — pour en tirer une demi-douzaine de longs-métrages aussi riches que différents. La grande beauté du film de Michael R. Roskam, c’est qu’il effleure d’abord chacune des possibilités qui s’offrent à lui avant de choisir enfin sa direction et de ne plus la lâcher. Roskam aurait pu se rêver en nouveau Cronenberg, en troisième frère Dardenne, en réincarnation d’Alain Corneau ou même en Nicolas Winding Refn belge : il ne cherche finalement qu’à être lui-même et c’est très beau comme ça.

Bullhead résonne en fait comme la déclaration d’amour immensément pudique d’un auteur à son personnage. Si les protagonistes et les tons commencent par se multiplier au point de créer une certaine confusion chez le spectateur, le film se débarrasse peu à peu de ses différentes peaux pour ne plus se consacrer qu’à ce Jacky massif et fragile à la fois, montagne d’improbables muscles pourvu d’un tout petit coeur et bloqué à jamais dans sa construction personnelle par un grave problème d’entrejambe. Jacky est le petit frère de la créature de Frankenstein et de l’Edward Scissorhands de Tim Burton : privé à jamais de son innocence par la folie d’un homme, il tente péniblement de se reconstruire — ou de s’en donner l’illusion — sous le regard moqueur d’une société perdue. Sans pitié pour le monde agricole, méprisant tout autant les flamands et les wallons, le cinéaste livre un plaidoyer pour que son héros accède à une nouvelle chance de vivre presque normalement, d’avoir accès à l’amour et aux sentiments humains. Mais non : brute épaisse incapable de contrôler ses pulsions de violence, Jacky a parfaitement conscience d’être en train de vivre une noyade permanente, mais se débat quand même, incapable de se laisser couler. En fin de course, il livrera d’ailleurs un monologue sans illusion sur son penchant forcé vers l’animalité, lui qui aurait aimé être simplement humain.

Thématique récurrente d’un cinéma belge se balançant sans arrêt entre deux cultures, deux langues, deux histoires, la notion de frontière est au coeur de ce beau Bullhead. Chaque nouveau passage d’un côté ou de l’autre de la « frontière linguistique » — terme officiel à défaut d’être poétique — est source de nouvelles tensions, de nouvelles rancœurs, attestant une nouvelle fois de la totale bivalence d’un pays dont la pluralité ressemble de moins en moins à un atout. À un autre niveau, la façon dont la tête et le corps de Jacky tentent en permanence de se renvoyer la balle crée une douleur profonde, durable et communicative, comme si la migraine était enfin devenue transposable au cinéma. La fin, forcément tragique, fait simplement regretter que le scénario ne se soit pas focalisé plus tôt sur Jacky et son traumatisme irréversible.