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La Taupe de Tomas Alfredson : Des hommes seuls qui observent

Sortie le 8 février 2012 - Durée : 2h08min

Par Benjamin Fogel, le 08-02-2012
Cinéma et Séries

>> Ce texte dévoile une partie de l’intrigue.

Au milieu du film, Jim Prideaux confie à l’élève qu’il affectionne le plus combien être un bon observateur est un grand talent. C’est une remarque qui s’applique à la fois aux personnages, aux spectateurs et au film lui-même. L’observation contre l’action, une déclaration d’intention qui pose ce nouveau film de Tomas Alfredson comme un anti-Mission Impossible ; un film où les muscles bondés laissent place aux rides qui se creusent. Les sens, comme la vue et l’ouïe, se substituent aux attributs physiques, et l’on voyage à travers la narration complexe du film via le regard de Gary Oldman : c’est une paire de lunette qui permet de se repérer dans le temps, cet objet qui sert à mieux observer. George Smiley acquiert une nouvelle paire dès son départ du MI6, et selon celle qu’il porte, nous saurons quelle période il observe. Les thrillers et les films d’espionnage nous ont habitué à opposer action et réflexion et l’on est alors content de voir l’observation, cette science de la patience, prendre le dessus. Le film exige du spectateur cette même capacité d’observation et d’attention. Il ne s’agit pas de tout complexifier dans l’optique de devenir une boite noire sans serrure, mais bien de matérialiser la multiplicité des éléments que les protagonistes doivent prendre en compte (et encore le nombre de suspects a été diminué par rapport à la matière originelle).

Jim Prideaux dit autre chose au gamin. Il lui dit que c’est la solitude qui est le ciment des meilleurs observateurs ; et il s’agit d’une donnée pivot du film : les personnages ne sont pas seuls parce qu’ils sont des espions, mais ce sont des espions parce qu’ils sont seuls.  Le meilleur atout de l’observateur, c’est la solitude, et tous les personnages de John Le Carré sont habités par celle-ci. C’est un poids qu’ils portent mais rarement un poids qui les empêche d’avancer. Les valeurs, comme le devoir et la loyauté, passent avant les sentiments personnels, et c’est en soulignant cela que l’on comprend combien la trahison d’un membre du cirque peut-être perçu par ses collègues comme bien pire que l’adultère. George Smiley pardonne à Bill Haydon d’être l’amant de sa femme, mais il ne lui pardonnera pas d’avoir trahi le pays. A la fin, ce sont toujours des hommes qui cachent autant leurs secrets que ceux de la nation.

Néanmoins, et c’est là l’une des forces du film, Tomas Alfredson a réussi à positionner avec justesse la place de l’émotion. Tout comme Morse qui ne traitait pas de vampires mais d’enfants qui sont des vampires, La Taupe ne parle pas d’espions, mais d’hommes qui sont des espions. Ces hommes n’ont le droit ni à l’amour ni à l’amitié, ils doivent pouvoir tout sacrifier de la seconde à l’autre pour le pays. Et à aucun moment ne se pose le dilemme. Il n’aura pas d’hésitation, aucun doute sur le sacrifice, nous sommes au-delà du choix, et c’est ce qui est beau ; cette fatalité qui coulent dans les veines de ces hommes. Cela se traduit par Peter Guillam se séparant de son homme, ou par Jim Prideaux versant une larme sur l’ex-ami qu’il s’apprête à tuer. Ces personnages vivent tellement au sein de cette mythologie de la nation et de la loyauté que Connie Sachs aura cette phrase terrible où elle avouera regretter la belle époque, celle de la guerre, cette époque où les hommes devaient se serrer les coudes.

Si Connie Sachs est si amer, c’est que, comme George Smiley, elle a été remerciée par le MI6. Et c’est aussi là que se joue le vrai visage de ce film d’espionnage. En 1973, le monde de l’espionnage s’est fondu avec le monde de l’entreprise : les enjeux consistent à grimper les échelons de la hiérarchie et l’on a perdu, non pas lorsque l’on se fait tuer, mais lorsque l’on se fait licencier. C’est le passage d’une logique patriotique à une logique économique, le véritable ennemi n’est déjà plus ce russe qui cherche à voler des informations, mais ce collègue qui cherche à voler votre place. D’ailleurs on voit bien combien George Smiley a plus de sympathie pour Bill Haydon, le traitre et amant de sa femme, que pour un Percy Allenine : il respecte l’espion qui œuvre pour son pays, mais méprise celui qui poignarde les collègues dans le dos pour obtenir un meilleur poste.  La Taupe dans son ensemble est ainsi lesté par le poids de l’entreprise : le Cirque s’organise autour des décisionnaires, des opérationnels et des secrétaires ; tout en haut les bureaux fermés des chefs, au milieu l’open-space et en bas les archives.

Ces personnages, souvent filmés de loin ou à revers, comme s’il y avait toujours quelqu’un pour les observer, ne se fondent pas dans le paysage. Ils n’appartiennent déjà plus au présent. Ce sont des hommes bloqués entre deux époques : toutes leurs pensées passent par le filtre de la guerre froide ; ils s’habillent en gris et sont tenus à l’écart des évolutions culturelles ; des anglais qui ne connaitront ni le rock ni les fringues colorées. Et le film, en tant qu’œuvre, reproduit les mêmes schémas que ses personnages. La Taupe est lui aussi un film décalé dans l’histoire du cinéma : il ne joue ni la carte de l’hommage ni celle de la mode rétro, il reste attaché à une tradition du classique américain (le sens du détail), tout en conservant son approche suédoise (la manière dont le directeur de la photo, Hoyte Van Hoytema, bloque les intrusions de la lumière). On ne le sent d’aucune école. On a l’impression que le monde avance sans lui ; il manque de rythme et son schéma narratif manque d’efficacité ; il ne se focalise jamais sur l’essentiel et se perd souvent. Mais, volontaire ou involontaire, cette construction pesante finit par servir le propos.

Comme Morse, La Taupe possède une traduction française simpliste qui s’éloigne du charme originel (Tinker, Tailor, Soldier, Spy) et qui ne laisse en rien présager des enjeux qui se trameront ici.