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Oliver Ackermann et A Place To Bury Strangers : Les limites du son

A propos de l'EP "Onwards to the Wall"

Par Benjamin Fogel, le 28-02-2012
Musique

* Le Diable et le bon Dieu *

Lorsqu’on l’écoute parler, on donnerait le bon Dieu sans confession à Oliver Ackermann, le fondateur de A Place To Bury Strangers. Passionné, affable et plein de bon sens, c’est un homme de valeur qui tient à ses idéaux et qui est prêt à se battre pour sa vision de la vie. Se focalisant sur son expérience personnelle, il ressasse que l’important est de faire ce qu’on aime, qu’il ne faut rien sacrifier à ses passions et que, s’il on croit vraiment en soi, on arrivera à ses fins. Et il dit ça avec une telle candeur, qu’on a juste envie de lui sourire, de lui donner une tape amicale dans le dos et de ne pas se moquer de sa naïveté.

Il faut dire que son parcours est un modèle, une démonstration d’où peut mener la volonté et la détermination. Originaire de Fredericksburg en Virginie, alors qu’il a fait des études de design industriel, qu’il travaille dans une société de jouets pour enfants et qu’il consacre son temps libre à ses projets musicaux (Skywave), Oliver Ackermann va peu à peu voir se dessiner dans son esprit un schéma global, un projet de vie sensé aboutir à sa propre définition du bruit et du son. En autodidacte, il se met alors à développer ses propres pédales à effet : il se documente, il lit et il essaye encore et encore. C’est comme ça que nait Death by Audio, l’entreprise qui alimentera dans le futur bon nombre de guitaristes en matière de saturation et de distorsion. La suite, on la connaît : après à une conversation avec son ami Joe Kelly (du groupe Coin Under Tongue, dont il est fan et qui est aujourd’hui signé chez Death by Audio), il déménage à New York, s’installe à Bushwick, connaît des déboires liées à la pauvreté et au coût de la vie, intensifie son travail et finit par s’installer dans un entrepôt de la banlieue de Williamsburg. Là les choses s’intensifient encore : A Place To Bury Strangers entre dans sa vie, ses pédales faîtes maisons connaissent un vrai succès, et bientôt sa résidence-atelier se métamorphose en un projet transverse – Death by Audio devient alors à la fois entreprise, label, studio d’enregistrement, salle de concert, refuge et lieu de squat pour tous ses potes. Ensuite vient la reconnaissance : les concerts d’ A Place To Bury Strangers, la réputation de groupe le plus bruyant de New York, la rencontre avec Kevin Shields, les déclarations de The Edge et tous ces gens qui commencent à utiliser le matériel de Death by Audio (Trent Reznor, Jeff Tweedy…) ; tout le monde raffole de ses Supersonic Fuzz Gun et autres instruments de tortures sonores.

Mais Oliver Ackermann, lui, garde la tête froide, il s’en tient à la ligne qu’il s’est fixé, les débuts de célébrités ne lui apportant que des angoisses supplémentaires. Il s’assure que Death by Audio conserve son indépendance. Aves son équipe (Matt Conboy, Edan Wilber, George Wilson…), il préfère le bouches à oreilles aux opérations de communication ; il gère son entreprise comme ses idoles le feraient, comme Ian MacKaye gère Dischord (d’ailleurs, comme Fugazi qui s’assurait que ses concerts restent à un prix décent, il refuse de créer des pédales qui ne soient pas financièrement accessibles à tous les musiciens). Dès qu’il s’agit de prendre une voie qui entraverait sa conception de l’art, il frêne des quatre fers : ainsi le premier album d’A Place To Bury Strangers a failli ne jamais voir le jour, parce qu’il lui semblait malhonnête de publier un album qui ne soit que la réunion de trois Eps (Red, Blue et Green). De manière générale, l’aspect DIY compte beaucoup pour lui, et, si le succès de la formation ne permet plus de les affilier à l’underground, il s’assure que le groupe reste en contact avec la scène et ne sombre pas dans les facilités qu’offre son statut.

Se faire du bien avec la musique, chercher la puissance dans la joie, noyer les malheurs dedans, et surtout s’assurer que tout concorde dans la même direction, voici encore une illustration de la conception quasi-innocente des enjeux portés par son groupe et sa compagnie.

Pourtant, derrière cette gentillesse, derrière ce côté sein exprimé tout au long des interviews qu’il donne, il y a un rapport au bruit qui me fait vraiment peur chez Oliver Ackermann. Total Sonic Annihilation, le nom de sa première pédale, et Death by Audio ne sont ne sont pas des mots choisis au hasard juste pour faire genre ! Non ils correspondent vraiment à l’esthétique d’Oliver Ackermann, une esthétique presque sournoise qui peut vraiment angoisser ceux qui, comme moi, craignent les répercussions physiques de la violence sonique. Parfois, j’ai l’impression qu’il serait heureux si la puissance du son qu’il crée pouvait vraiment blesser quelqu’un. Sur scène, il se met parfois à fixer le public avec des yeux de déments. Il convulse de l’intérieur, mais son corps va rester inerte encore quelques secondes, comme si la bonté qu’il a en lui cherchait à reprendre le dessus et à prévenir les gens présents de la tornade qui va se manifester. Car une fois qu’il s’emportera, ce sera un hymne à la destruction, un truc qui ne pourra plus s’écouter et qui ne pourra que se ressentir.

Il faut le voir se marrer en disant que certaines de ses pédales sont capables de détruire tout l’équipement d’un musicien si elles ne sont pas utilisées correctement, ou encore se vanter qu’à la fin d’un concert un type de la salle lui confie qu’il n’a eu besoin de mettre des protections auditives que deux fois dans sa vie, et que les deux furent ce soir là. Lorsqu’on parle de son rapport malsain au son, cela n’a rien à voir avec l’attitude d’un simple metalhead trop aviné (je pense à Manowar par exemple) qui veut faire du bruit pour du bruit. Chez lui, il y a un vrai amour de la puissance sonore, et on sent qu’il serait prêt à tout pour la pousser à son paroxysme.

Il ne s’agit pas d’un dédoublement de personnalité classique à la Dr Jekyll et Mr Hyde, où la bête de scène prendrait chaque soir le pas sur l’homme de studio. Non c’est quelque-chose de bien plus pernicieux, une sorte de part d’ombre qu’il cache sous ses nobles ambitions. Ma perception découle forcément de cet acouphène qui me fait encore si souvent souffrir, mais un type comme Oliver Ackermann peut vraiment m’inquiéter.

* De l’aléatoire et de l’imprévisible *

Cette puissance sonore, Oliver Ackermann ne cherche pas forcément à la domestiquer. C’est plus comme s’il voulait se laisser emporter par elle ; il ne veut pas être le maitre, mais il veut pousser les interactions avec elle dans ses dernières limites. A la fin des concerts, si les conditions sont réunies, si les flashs de lumière entrent en résonnance avec les cris du public, si les enceintes ont tenu le coup et en redemandent encore, Oliver Ackermann peut en arriver à briser sa guitare sur le sol après un long combat contre elle. Il ne s’agit ni d’un gimmick, ni d’une posture ; ce n’est pas une habitude qui clôture le show, non c’est juste quelque-chose qui se produit ou ne se produit pas, et il n’a aucune influence sur cette réalisation. Ce n’est pas le contrôle (le pouvoir) qu’il recherche, c’est même tout l’inverse : il recherche le chaos, il veut se fondre dans la musique ou plutôt qu’elle se fonde en lui ; et c’est au moment où se produit la fusion entre lui et sa guitare qu’intervient la destruction, comme si submergé par l’orgasme, il était obligé de tout foutre en l’air, de reprendre sa vie en main, et de créer l’impossibilité du son. Dans ces moments là, il prend tellement conscience que la guitare lui appartient, que le pouvoir est entre ses mains, qu’il pourrait réellement briser les tympans des gens, que son subconscient le pousse à briser le lien charnel qui vient de se créer entre lui et son instrument.

Pour atteindre ce firmament, Oliver Ackermann ne doit pas réfléchir, il doit complètement se laisser aller. Il peut créer un terrain favorable, se mettre en condition, mais il ne peut pas prévoir. Ces moments ne peuvent être qu’aléatoires et imprévisibles. Il faut laisser la guitare suivre son fil et muter au gré des variations produites par les pédales. Même si on ne le ressent pas forcément à l’écoute des albums, l’improvisation conserve une place importante chez A Place To Bury Strangers : une fois l’ossature définit, tout ce qui se passe en arrière-fond et aux extrémités des chansons nait du hasard !

Ce rapport à l’aléatoire comme source de création, Oliver Ackermann l’applique aussi lorsqu’il crée des pédales. Là aussi il n’y a rien de préalablement défini : il ne cherche pas à obtenir un son en particulier, il ne cherche qu’à tomber par hasard sur le bon son en avançant à tâtons. Ses pédales ne permettent jamais d’obtenir un son type ; en ça il modifie complètement l’idée de pédale à distorsion. Là c’est au musicien d’apprivoiser son nouvel outil, d’entrer en communion avec lui. Là encore il y a une belle part de hasard : le son créé, ce sera la rencontre entre un musicien et un modificateur de son, une rencontre unique qui n’appartiendra qu’à eux.

* Les influences et le son *

Oliver Ackermann a toujours entretenu un rapport ambigu avec la notion d’influence, affirmant parfois que les groupes qu’il aime alimentent inconsciemment ses chansons, et démentant au contraire, à d’autres moments, l’idée qu’A Place To Bury Strangers puisse s’inscrire dans un courant tracé par d’autres dans le passé. Il prétend ne pas être influencé et, en même temps, ne jamais modifier une chanson s’il se rend compte  à posteriori qu’il a été inconsciemment influencé ; il veut affirmer la personnalité de sa musique, sans pour autant jamais se forcer à sonner différent. Bien qu’il ne l’ait jamais formulé ainsi, la vérité est que son groupe synthétise tellement de courants dans un bloque uniforme que ses affirmations contraires sont, au final, toutes justes. Alors qu’il s’agit, et musicalement et en termes de démarches de mouvements parfois opposés, A Place To Bury Strangers renvoie à la fois au post-punk (Joy Division, les voix hantées, les rythmiques tranchantes, le rapport à l’esthétique), au shoegaze (My Bloody Valentine, Slowdive, la passion pour le mur du son), au courant c86 (Jesus & Mary Chain, un sens pour les chansons qui ne prennent forme qu’au moment venu), à la cold wave (l’axe The Cure et Depeche Mode que l’on peut respectivement retrouver sur I Know I’ll See et Keep Slipping Away) et à Sonic Youth (maltraiter ses guitares comme un acte de création artistique et non comme une posture de rébellion). Et encore, on pourrait creuser bien plus longuement ces affiliations.

Mais pour la première fois, on sent qu’A Place To Bury Strangers est en train de dépasser ça. Onwards to the Wall est un EP qui n’a rien à prouver, une respiration où l’on n’est pas obligé de cacher ses faiblesses. A Place To Bury Strangers se met à nu, et cette nudité dévoile un groupe respectueux de ses ainés qui sait à qui il doit son songwriting. Ici il n’y aura aucun titre dérangeant et ambitieux, rien qui ne s’approche d’un To Fix The Gash In Your Head, mais à la place, on trouvera un groupe qui n’essaye plus d’effacer ses traces et qui ne se sert plus du mix pour cacher des choses. C’est comme si Oliver Ackermann acceptait enfin l’ambivalence ! My weakness, avant dernier titre du premier album, me revient en tête, comme si déjà à cette époque, A Place To Bury Strangers ne s’adressait pas à l’amour de sa vie, mais à ces groupes qui le supportent : I don’t mind, and I don’t care, and I’ll do fine. I know you’re mine. I can’t believe I feel this way. I’ve got the spirit inside me. I know it can’t be, can’t be wrong. I know it keeps me… Des faiblesses dont ont peut être fier.

Onwards to the Wall est-t-il alors la production la moins engagée du groupe ? Effectivement, le maelstrom de déflagration sonique qui habitait les deux premiers disques laisse maintenant de plus en plus place à une production apaisée où les chansons respirent mieux : un véritable espace est apparu entre les instruments et le son de A Place To Bury Strangers a été légèrement lissé pour le pire et pour le meilleur ; le pire étant ce trait de personnalité qui s’est désagrégé au profit d’un rock plus efficace, le meilleur découlant lui de ce songwriting plus limpide et plus implicite où la voix n’est plus noyée sous les effets. On peut n’y voir qu’un détail, et ce d’autant plus que, musicalement parlant, Onwards to the Wall poursuit sans aucune prise de risque ce qui a été fait avant, mais pour un technicien du son comme Oliver Ackermann, ça ne peut être dénué de sens. On pourrait alors ressentir une petite déception à voir un tel groupe mettre de l’eau dans son vin, et même y voir le début d’une forme de compromission ; après tout un changement de label (le passage sur Dead Oceans) accompagné par un adoucissement de la violence sonore sont souvent des signes avant coureur. Mais, au contraire, je crois que ce Onwards to the Wall est une nouvelle preuve de l’engagement d’Oliver Ackermann : pour lui, il ne s’agit pas d’une conciliation avec sa vision musicale, mais d’une conciliation avec lui même et avec ses compagnons de routes. Pour la première fois, Onwards to the Wall est un peu moins un disque d’Oliver Ackermann et un peu plus un album des autres (Dion Lunadon et Jason Weilmeister) ; ce n’est plus le « Death By Audio show », mais bien la production d’un groupe équilibré. Ca ne signifie pas grand chose pour l’avenir et ça ne veut pas dire que la nature bruitiste de l’extrême du groupe ne reviendra pas très vite sur le devant de la scène, mais ça prouve la capacité de son leader à prendre du recul, et à ne pas se laisser bouffer par son égo (ou plutôt ici sa vision). Cette évolution, on l’imagine bien, trouve également son origine dans l’alter-égo qu’a trouvé Oliver Ackermann en la personne de Dion Lunadon qui succède à la basse à Jonathan Smith. Du coup, sur la chanson éponyme, on retrouve pour la première fois une structure très pop avec une alternance voix masculine / voix féminine. Pourtant, tout en étant mixées au second plan, les guitares conservent toute leur puissance, et c’est peut-être ça le message que cherche à faire passer Oliver Ackermann : ses guitares n’ont plus besoin de la lumière pour briller.

Au final, j’ai l’impression que Onwards to the Wall sert moins de vitrine à Death By Audio. La profonde interconnexion qui a existé entre A Place To Bury Strangers et Death by Audio a été à l’origine de la réussite artistique du projet d’ Oliver Ackermann – le premier était le laboratoire d’expérimentation des idées du second, tandis que c’était les compositions qui lui inspiraient des idées de sons, le tout agissant comme un cercle vertueux –, et on peut s’interroger sur les conséquences à venir de cette discrète séparation qui vient de s’installer entre les deux.

Tout cela peut paraître paradoxale, car Onwards to the Wall est à la fois un album très (trop) classique d’A Place To Bury Strangers, et à la fois très (trop) léger par rapport au passif du groupe. Mais pour autant, il en est on ne peut plus passionnant. Probablement parce qu’en jouant sur des détails, sur ces petites subtilités dans son approche du son, A Place To Bury Strangers développe une discographie à la fois évolutive et incroyablement compacte. Enfin, chacun à sa manière, les cinq titres qui composent cet Ep ont un pouvoir fédérateur affirmé auquel il est difficile de résister (I lost you, I’ll be Alright).

* New York , toujours *

Régulièrement Oliver Ackermann aime rappeler son attachement à New York. La ville l’a attiré vers lui et il est persuadé qu’il mourra en son sein. Il fantasme New York comme la ville du bruit, comme la seule ville qui pouvait, en se fondant sur la nécessité de cohérence, accueillir son projet. Il est alors  assez symptomatique de constater qu’au moment où la ville est en train d’atteindre une apogée bruitiste (du noise au black metal) – moment qu’A Place To Bury Strangers a grandement contribué à annoncer –, le groupe ait justement décidé de ne plus jouer la course à la déflagration.

Dans la continuité de tout ce qui a été précédemment exposé, le lien entre A Place To Bury Strangers et la ville de New York n’a rien d’anodin. L’interaction avec ce milieu en particulier fait également partie du grand ensemble qui se dessine. S’il avait migré vers une autre ville, il y a fort à parier qu’Oliver Ackermann aurait produit une musique tout à fait différente. Mais la question est : aurait-t-il pu vraiment migrer ailleurs ? A-t-il toujours été prédestiné à poser ses valises à Brooklyn ou est-t-il tombé amoureux de la ville à posteriori ? Pour ma part, j’en reste à ce grand mythe de la ville électrique ; j’écoute Daydream Nation et je me dis que tout était écrit.

>> Références
Made in New York: Oliver Ackermann’s Death By Audio de Justin Colletti
A Place To Bury Strangers: Oliver Ackermann And Death By Audio de Derrick Koo
Interview d’Oliver Ackermann par Gigster Bang

>> Remerciements à mon ami Nathan Fournier pour nos échanges sur le sujet.

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