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* De la misère sexuelle à la misère parentale *

Vive la vie se concluait par Perspectives et son « Et ils pensaient que ce que je disais n’était qu’un concept. Super mais je risque d’en user jusqu’à la corde » et Outro et le fameux « Bizarrement le Klub des Loosers semble plaire à quelques personnes, ils ont fortement apprécié mon sens de l’autodérision. Je me demande ce qu’ils diront en apprenant que mon corps pourrit lentement à une corde, ça c’est mon sens de l’auto-pendaison ». Après ça, on pensait qu’il n’y aurait qu’une seule manière d’en finir avec classe : il fallait embrasser les mots, les prendre au pied de la lettre et faire mourir le personnage de Fuzati. Comment revenir après de telles phrases ? Toute nouvelle sortie discographique ne risquait-elle pas de décrédibiliser le message ? L’album instrumental Spring Tales m’avait paru à ce sujet une manière d’esquiver la question, tout comme la discrétion de Fuzati en tant que MC au sein du Klub des 7. Les années passant, il semblait bien que le Klub des Loosers ne reviendrait jamais : comme pour ces gens qui jettent l’éponge en toute discrétion et dont on ne retrouve jamais le corps, je pensais que Romain avait repris sa vie, sa carrière et que le cadavre de son alter-égo pourrissait quelque part. L’idée ne me déplaisait pas parce que je ne voyais pas comment Fuzati pouvait revenir sans s’auto-parodier, sans ressasser de manière anachronique la tristesse de la solitude et la misère sexuelle ; l’auteur allait finir par porter le masque pour de mauvaises raisons, simplement pour jouer un rôle et non pas pour se cacher.

Et pourtant, La fin de l’espèce a bien fini par arriver et les inquiétudes se sont envolées. Il ne s’agit pas d’un retour honteux où l’on fait mine d’avoir oublié qu’on ne reviendrait jamais. Ce n’est pas l’histoire d’un mec qui retourne sa veste, qui capitalise sur le thème du suicide, pour finalement revenir en super forme pour une question d’égo. Non dès Vielle Branche, l’histoire reprend son cours : « Bizarrement même les branches n’arrivent pas à me supporter. Elle a fait comme l’amour, en trois secondes elle s’est cassée » ; réponse idéale au texte de Outro. Vielle Branche et le thème du suicide raté joueront le rôle de transition, mais une fois le premier couplet fini on comprend que l’époque Vive La Vie est bien révolue, et que les déclarations de Fuzati sur l’évolution du personnage n’avaient rien d’une entourloupe. Fuzati a donc grandi, et dans ce passage de l’adolescence à la vie d’adulte (« C’est une seconde naissance, j’ai buté mon adolescence »), du stage au CDI, il a modifié son rapport aux femmes. L’absence de relations sexuelles n’est plus qu’un mauvais souvenir remplacé par d’autres inquiétudes. Les opportunités sexuelles sont désormais nombreuses mais ont un arrière-goût amer. Pour Fuzati, vieillir c’est réaliser le lien entre sexe et procréation, c’est réaliser qu’il y a des conséquences et refuser celles-ci. Fuzati a finit par baiser Anne-Charlotte, mais il n’y a trouvé que du dégout et de la haine.

* La non- procréation, entre misanthropie et humanisme *

La procréation, les enfants et la paternité se retrouvent donc au cœur de ce vrai second album. Mais comme Vive La Vie qui était surtout un album sur l’absence de sexe, La fin de l’espèce sera un album sur la non-procréation. C’est le passage du cynique dépressif au cynique aigri : Fuzati s’est radicalisé dans sa violence car il n’a même plus l’option du suicide, il ne peut plus que contempler et maugréer. On sent bien que l’humour est cette fois beaucoup plus tranchant. A la place des punch lines drolatiquement désespérées et piquantes, on trouve aujourd’hui des couplets qui mettent presque mal à l’aise ; il y a tellement de répugnance ici qu’en comparaison c’est Vive La Vie qui passerait pour un album forcé. Rien que la pochette, qui est une vanité où le crane, symbole du vide de l’existence humaine, côtoie les images de la naissance, est une illustration parfaite de l’évolution. Fuzati n’est plus habillé par Dior homme, il n’est plus là pour se moquer, il regarde juste écœuré ce monde où l’alcool est notre meilleur allié.

En s’attaquant à cette thématique au combien casse-gueule, Fuzati prenait un double risque. D’un côté il risquait de s’enfermer dans un message misanthropique où la recherche de la rime violente aurait prévalu sur la réflexion (« Un soir la terre m’a raconté qu’il faudrait castrer les humains. Car les erreurs se reproduisent, la preuve en sont tes gamins ») et où la compilation de bons mots aurait fini par épuiser en limitant le discours à une simple provocation. De l’autre il aurait pu se limiter à un discours démagogique et réactionnaire prônant la non-procréation comme un acte humaniste (« Je sais parfaitement où la mettre pour que le futur soit plus beau. Parfois la merde salit les draps mais tout le monde pourra boire de l’eau » / « Souvent le soir j’entends l’humanité chialer, parce que trop grosse, trop de gosses, le tien n’était pas nécessaire […] Que va-t-il faire à part rejeter son CO2 six décennies ? »), qui n’aurait pas tardé à dégager des relents de il y a des enfants qui meurent de faim dans le monde, alors finit ton assiette. Au contraire, en vaguant de l’un à l’autre, La fin de l’espèce esquive la facilité des deux positionnements. Il s’agit juste d’un type concerné par les hommes et par leur avenir et qui essaye de composer avec son propre dégoût, se laissant parfois entrainer par chaque extrême de ses sentiments.

Du coup, ce qui est intéressant dans La fin de l’espèce, ce n’est pas tellement la question de la non-procréation, mais plus de ses impacts sur la vie de Fuzati : les réflexions sur le temps qui passe et sur le fait que plus on est en âge d’être père plus on se rapproche de la mort (« J’aimerais embaucher un vigile pour rattraper toutes les secondes qui filent. Quand ma montre s’arrêtera je ne lui remettrai pas de pile ») ; les aveux sur le rapport difficile qu’il entretient avec la paternité où l’on peut deviner les vraies raisons de sa défiance pour la reproduction (« Fiston, de toute façon, on ne connait jamais son père. Tous amenés à pleurer devant le tombeau d’un mystère ») ; ou encore la manière dont il associe la naissance de l’enfant et l’abandon de l’homme (« Elle disait qu’elle m’aimait vraiment mais pas au point de ne pas être maman. Sommes-nous civilisés si l’instinct bat les sentiments ? »). Plus que la fin de l’espèce, c’est bien sa propre fin qui angoisse Fuzati. A ses yeux, l’enfant finit fatalement par prendre la place du père, et en avoir c’est se confronter à sa propre finitude. Pris comme cela, le discours devient de plus en plus ironique pour celui qui n’avait pas peur de considérer le suicide comme une option ; et c’est dans cet interstice que le Klub se fait le plus touchant.

* Vers plus de cohérence *

Ainsi, si la non-procréation est le fil conducteur du disque, elle permet surtout d’y greffer tous l’univers du Klub des Loosers et de le faire vivre sans s’éparpiller. Nul besoin de citer toutes les phrases assassines que contient le disque ou l’intégralité des thèmes qu’il aborde, l’important est l’uniformité qui se dessine. Vive la Vie était un album de synthèse d’une première période. On y retrouvait des vieux titres (Baise les gens et Poussière d’enfants) et des thématiques plus larges (Dead Hip Hop) le tout entrecoupé par des interludes (les passages avec Anne-Charlotte) qui s’efforçaient de tracer une ligne et de souder les morceaux entre eux.

Mais La fin de l’espèce, lui, n’a pas besoin d’interludes. Il possède une unité, un ton et une homogénéité. Alors que Fuzati s’appétait à écrire un album où aurait cohabité ses deux domaines de prédilection – la chronique socialo-générationnelle et la critique de la scène hip-hop –, il a finalement décidé de se focaliser sur le premier, conservant peut-être le second pour un EP qui sortirait indépendamment plus tard.

Entièrement dédié à son objectif, La fin de l’espèce évite également les hors-pistes (ou plutôt les hors-sujets) que l’on craignait tant. A écouter Fuzati en interview, on appréhendait que l’album prenne parfois la couleur d’un règlement de compte avec Orelsan – version aseptisée du Klub des Loosers, comme si ce dernier avait signé sur une major – ; confère les déclarations de Fuzati à son sujet « Je me suis posé pas mal de questions en voyant ça. Le taper ? Faire un clash ? Mais bon, on va finir par se croiser… ». L’album, lui, est bien au-dessus de tout ça, ce n’est même pas qu’il enterre la musique d’Orelsan, c’est juste qu’il ne joue pas dans la même cours. Fuzati propose un vrai projet artistique et refuse de le laisser contaminer par un ressentiment idiot typique du rapgame.

* Zorro et Bernardo *

Ce qui pourrait passer pour un détail, mais en dit finalement long sur Fuzati, c’est la position de Detect au sein du Klub des Loosers. Depuis le départ d’Orgasmic, il est implicite que le Klub n’a besoin de personne d’autre que Fuzati pour fonctionner parfaitement : il écrit les textes, assure toutes les parties vocales sans recours aux featurings, déniche tous les samples et gère l’intégralité des productions. Le héros c’est lui ! Il est ce vengeur masqué, solitaire qui n’a peur de rien. Et pourtant, comme Zorro qui est incomplet sans Bernardo, Fuzati a besoin de Detect. Detect, c’est la part de normalité du Klub (de gentillesse allais-je dire). Lui aussi est quasiment muet et sa contribution se limite à quelques scratchs (Jeu de massacre) et au mixage ; en tout et pour tout, son impact sur le résultat final doit se limiter à cinq, six pourcents. Mais il est là sur les photos, sur les vidéos (L’indien), il est la bouée de sauvetage dans l’océan de solitude qui s’abat sur Fuzati.

A mes yeux, la présence de Detect, c’est elle qui traduit le mieux l’humanité qui se loge au fond du cœur de Fuzati. Elle relativise l’ensemble, tout en étant un garde-fou. Elle est comme un clin d’œil amical derrière les saillies les plus misanthropiques. C’est à cause de genre de détail que la comparaison entre Houellebecq et Fuzati me semble toujours mal venue – confère cette habitude médiatique de parler de Fuzati comme le Houellebecq du hip hop – : le premier fait dans la description/analyse sociale de la misère humaine contemporaine avec un cynisme froid et brut, Fuzati lui reste un romantique blessé qui fustige l’humanité, mais qui au fond maudit la solitude. Ce n’est plus le rejet des autres qu’il montre du doigt, mais cette incapacité de fait à être heureux ensemble ; et la présence de Detect c’est un signe, qu’il espère toujours que les choses se passent autrement.

* Du hip hop et de la littérature *

La plus grosse évolution par rapport à Vive la Vie restera le format des chansons. Ici elles fonctionnent toute sur le même schéma : couplet, refrain hyper court à base de samples des années 60, couplet ne contenant aucun répétition avec le précédent, refrain vite abrégé pour finir également sur une brève conclusion. Il n’y a plus aucun titre un peu facile, fondé sur quelques phrases bien senties (comme Un peu seul). Chaque titre s’appuie sur un texte long qui ne tourne jamais en rond. En fait plus ça va, plus on se dit que Fuzati se fiche complètement du format chanson. Les intros, les refrains, les ponts, les outro, tout ça, ça ne l’intéresse plus du tout. Ce qu’il veut, c’est une boucle qui se répète à l’infini et lui qui débite des textes de plus en plus longs, de plus en plus écrits.

Ce qui est marrant c’est qu’en prenant cette direction, il reste très cohérents avec ses deux passions. Il s’inscrit à la fois dans un hip hop old school sans fioriture (l’album a d’ailleurs été enregistré en seulement trois jours au manoir) et dans une expérience littéraire où il récite un texte sur un fond musical stable. Fuzati ne s’en cache pas : l’une des prochaines étapes pour lui sera peut-être de franchir le cap du roman. Là il aura tout l’espace nécessaire pour démontrer que ses punch lines s’inscrivent avant tout dans une tradition hip hop, et qu’il est à même de développer son univers au sein d’un format qui laisse plus de place à la réflexion et qui délaisse les aphorismes.

>> Références :
Interview Klub des Loosers sur Abcdr du Son
Discussions avec Dom Tr