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Il y a du drame, de l’horreur et du thriller et des personnages qui n’arrivent pas à communiquer ; c’est à la fois l’histoire d’une adolescence perdue et d’une vie d’adulte inconstructible. Pourtant Martha Marcy May Marlene ne tombe jamais dans le patchwork et fait preuve au contraire d’une cohérence approfondie où l’on sent combien le réalisateur n’a rien laissé au hasard. De toute manière comme il s’inclinait face à Jennifer Lawrence dans Winter’s Bone, le hasard n’a ici qu’une marge de manœuvre très faible avec une actrice comme Elizabeth Olsen.

Sean Durkin ne semble avoir qu’un souhait dans ce premier film : s’assurer de traiter avec justesse le traumatisme. Et à ce niveau-là il navigue effectivement avec délicatesse entre deux eaux. La peur et l’angoisse qui se nichent dans le cœur et qui s’opposent à la volonté (au besoin) d’intérioriser pour pouvoir aller de l’avant, il les traduit parfaitement. Sans avoir recours aux procédés habituels du cauchemar, il souligne l’appréhension perpétuelle ainsi que la dépendance au mal. Comme pour un ancien prisonnier qui ne peut pas pisser tant qu’on ne lui en a pas donné l’ordre, la liberté physique ne s’accompagne pas forcément de la liberté mentale. Il faut se reconstruire et retrouver sa place dans un monde dont les codes ne sont pas les mêmes.

Car plus que la gestion du traumatisme, c’est la question de l’endoctrinement qui intéresse Sean Durkin. A son arrivée dans la communauté, Marcy May doit apprendre les règles de celle-ci – apprendre les règles se traduisant pour les personnages par trouver sa place dans une nouvelle famille –, et s’habituer à un nouveau mode de vie (dormir à plusieurs, partager  son corps et les tâches, ne rien posséder…) et, inexorablement, lorsqu’elle retourne vivre avec sœur, elle s’avère inadaptée et fait preuve d’une méconnaissance des us et coutumes de la vie occidentale. Pour autant Martha Marcy May Marlene n’est pas la chronique d’un dur retour à la réalité, car d’un point de vue philosophique, le réalisateur s’assure de ne pas trancher son propos et n’oppose pas la morale pervertie d’un côté à la morale normale de l’autre. Ni sa sœur ni son beau-frère ne sont d’ailleurs capables de lui expliquer pourquoi les choses doivent être ainsi dans le monde normal ; ils sortent des mots comme « intimité » et « carrière » avec pour seule  justification que les choses doivent être ainsi. On devine alors combien il est difficile de trouver du sens à ces mondes (l’un comme l’autre) dont les doctrines ne se fondent sur aucune justification limpide et clairement énonçable. Lorsqu’on a été reprogrammé une fois, on ne peut voir que le mensonge partout.

Néanmoins, Sean Durkin ne fait pas de ce parallélisme, entre la ferme et la maison de campagne, les fondations d’une thèse en devenir : à aucun moment, il ne s’agit pour lui de démontrer que le modèle bourgeois occidental est au final aussi détraqué que les préceptes des sectes. Non il se détourne même habilement et du manichéisme (le film moralisateur) et du pessimisme (tous les modèles sont gangrenés). Cette volonté de ne pas nourrir les extrêmes, on la retrouve dans le profil psychologique des deux héroïnes – d’un côté il y a Martha, ni victime ni coupable, et de l’autre Lucy ni hostile ni compréhensive – ainsi que dans la manière dont se répondent les espaces (à la fois très ouverts et très isolés).  La musique également ne tranche jamais, il y a la magie de la chanson de l’inquiétant John Hawkes (un morceau de Jackson Frank) et il y a les drones sinistres qui rodent au tour du refuge (de la maison).

Ces petites touches créent un univers à la fois cotonneux et anxiogène où les oppositions ne cessent de fusionner, un univers particulièrement propice au thème de la folie et de la paranoïa. 3 heures de routes séparent Martha de la ferme, mais on ne sait jamais que penser de ces trois heures ; elles représentent à la fois l’idée que son passé est bien loin et qu’il est tout prêt. Rien ne permet alors de savoir si Patrick est bel et bien à sa recherche ; les pierres qui tombent sur le toit, le barman qui assiste à la fête, la silhouette au bord du lac, tous ces éléments sont à la fois très présents et très fantomatiques. La manière dont s’imbriquent les deux temporalités du film souligne avec tact la confusion qui habite Martha ; tout est à la fois si pareil et si différent (confère le jeu sur les sonorités des différents prénoms qu’elle sera amenée à prendre). Forcément Martha Marcy May Marlene en vient à résonner avec ce grand film sur la folie qu’est Take Shelter ; il se termine d’ailleurs sur un double questionnement : est-t-elle oui ou non paranoïaque, et va-t-elle alerter sa sœur et son beau frère ou préfèrera-t-elle se taire (pour éviter de passer à nouveau pour une folle ou parce qu’au fond elle souhaiterait être capturée et retourner à la ferme). Si elle reste moins belle que celle du film de Jeff Nichols, cette fin se prolonge dans nos têtes avec des questions et un regard. Et ces questions, au final, elles n’amènent que d’autres questions comme pourquoi au début du film Watts laisse-t-il Marcy May s’échapper ? On en finit par se demander si elle était vraiment prisonnière, si l’impossibilité de fuir n’était pas créée par la seule puissance de l’aliénation mise en place par la secte, par cet endroit où l’on purge les toxines par le viol et où l’on inverse le référentiel de la morale (pour le meilleur et pour le pire).

Sean Durkin dit qu’il adore les films d’horreur, mais qu’il déteste lorsqu’ils deviennent sanglants. On peut alors penser qu’il aime les frissons, qu’il chérit ce moment d’attente où l’angoisse est une pièce en suspens dont on ne sait de quel côté elle retombera, qu’il préfère le parcours à la résolution. Supprimer l’apothéose finale et l’explosion de violence et nous laisser avec seulement les ambiances, ce serait sa manière de souligner la beauté des montées contre la vulgarité des cimes. Mais une autre manière d’interpréter ses mots et son film est de rappeler combien il a lui même peur de prendre des risques, de briser les jolis codes dans lesquels sont enfermés son joli premier film. Car à bien des égards Martha Marcy May Marlene est à l’image de cet enfant dont les parents lui interdisent de regarder un film trop violent pour lui : il se glisse en douce en dehors du lit, entrouvre la porte, et là, il n’entend que des bruits et ne voit que des ombres qui suffisent à nourrir son imaginaire. C’est beau et charmant, empli d’un imaginaire vaporeux, mais in fine cela reste l’histoire d’un enfant qui n’ose pas pousser la porte parce que ses parents le lui ont interdit.

Ce n’est pas tellement que Martha Marcy May Marlene véhicule les clichés typiques des films indé de Sundance – il les évite même parfaitement, grâce à sa manière de toiser le piège des parallèles et des oppositions trop évidents et plein de messages cachés –, le problème vient plus de se sentiment perpétuel que Sean Durkin ne se met jamais en danger. Toutes les scènes s’inscrivent avec cohérence dans la droite lignée du style qu’il s’est fixé, un style qui met en avant la désorientation, qui coupe les scènes d’un silence ou d’un écran noir, qui s’attarde plus sur les regards que sur les paroles. C’est encore une fois très réussi, mais on sait que derrière cet enrobage raffiné se trouve un film qui craint les moments de vérités et les scènes frontales. Cela se manifeste tout particulièrement lors du dialogue, à table, entre Ted et Martha : là ces personnages qui veulent enfin se mouiller et confronter leurs différentes conception de la vie se retrouvent dérouter par un réalisateur qui sait combien une telle scène pourrait lui être fatale. D’un point de vue spectateur Martha Marcy May Marlene joue sur la perte des repères, mais du point de vue du réalisateur, il est surtout un film de l’évitement. Un évitement qui ne nuira jamais pour autant à la touchante évanescence qui habite le film, mais qui restera là comme une ombre, comme une inquiétude pour le futur.

>> Références :
Interview: Sean Durkin on confronting his fears in ‘Martha Marcy May Marlene par Guy Lodge