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Et si le premier cinéaste d’animation de l’histoire et le premier cinéaste politique ne faisaient qu’un ? Et si tout ça était né il y a un siècle en Argentine ? Et si, sans Quirino Cristiani, rien n’avait existé ? Décédé dans l’indifférence générale en 1984, le réalisateur argentin a pourtant apporté plusieurs pierres essentielles à l’édifice du septième art.

Arrivé en Argentine en 1900 après avoir passé ses quatre premières années dans une Italie rongée par le chômage, Quirino Cristiani découvre et se passionne pour l’art du dessin dès le début de son adolescence. Sa frénésie créatrice le mènera tout droit jusqu’à l’École des Beaux-Arts de Buenos Aires. Parallèlement à ses études, Cristiani propose caricatures et dessins politiques aux journaux satiriques locaux, qui finissent par reconnaître la qualité de son travail et en faire profiter leurs lecteurs.

Bientôt engagé par un producteur italo-argentin du nom de Federico Valle, Quirino Cristiani finit par passer à l’animation lorsque, à la demande de son compatriote, il tourne en 1916 un petit film sur l’actualité du moment. En 2 minutes 30 à peine, La intervención en la provincia de Buenos Aires, sur la destitution par le président argentin Hipólito Irigoyen du Marcelino Ugarte, le gouverneur de Buenos Aires. Un renvoi jugé injuste et totalement partial, dont la nouvelle est rapidement propagée grâce à ce court segment résumant les événements. Disciple des frères Lumière et petit malin bien conscient de l’attirance des porteños (habitants de Buenos Aires) pour le débat politique et le traitement satirique de l’information, Valle a su voir en Cristiani le messager idéal, un homme avec des convictions, du talent et un véritable sens de la débrouille.

La méthode Quirino Cristiani, c’est avant tout un cinéma fait de bric et de broc : il utilise des figurines en carton prédécoupé, sommairement articulées, qu’il filme sur sa terrasse avec la lumière du soleil pour seul projecteur. Ravi du résultat et du succès obtenu auprès des spectateurs de Buenos Aires, Valle décide alors d’aller plus loin, en collaboration avec Franchini, heureux possesseur de plusieurs salles de cinéma dans la capitale. Les deux hommes commandent alors au jeune prodige un long-métrage politique consacré tout entier au président Irigoyen. C’est ainsi qu’El Apóstol devient à jamais le premier long-métrage d’animation de l’histoire du cinéma.

Précisément, El Apóstol tente d’expliquer l’échec de la présidence Irigoyen à travers un portrait de cet homme considéré comme honnête mais manipulable… et d’ailleurs manipulé par des directeurs de cabinet aimant tirer les ficelles dans l’ombre. Souvent coupable de propos ouvertement démagogues, Irigoyen, symbole de la rupture tant attendue avec le conservatisme qui régna sans doute trop longtemps sur l’Argentine de l’époque, semble être l’unique responsable de toute les déceptions et frustrations d’une classe moyenne revancharde.

Éminemment satirique, le traitement adopté par Cristiani s’affranchit de tout réalisme : il montre un Irigoyen si désireux de combattre la corruption qu’il décide de monter lui-même dans les cieux divins pour y demander l’aide de Jupiter en personne. Recevant (au propre comme au figuré) les foudres du Dieu des Dieux, il finit par redescendre sur Terre et incendier une Buenos Aires qui n’avait rien demandé. Salué en 1917 par la critique — qui qualifie le film de « génial » — et par un public massif et hilare, le film popularise largement Federico Valle. Cristiani, lui, reste dans l’ombre, victime de cette façon très américaine de mettre en avant les producteurs plutôt que les réalisateurs. Il est pourtant le seul auteur et créateur de ce film composé d’environ 58.000 images, soit environ 13 par seconde. La légende d’El Apóstol s’arrêtera hélas en 1926, date à laquelle un incendie ravage les appartements de Valle et les seules copies existantes du film.

Bien décidé à ne pas s’arrêter en si bon chemin, Cristiani trouve rapidement le sujet de son long-métrage suivant, d’une dimension politique gigantesque. Sin dejar rastros (sans laisser de traces) s’inspire d’une histoire vraie : celle de la façon dont l’Allemagne a tenté d’enrôler l’Argentine à ses côtés lors de la Première Guerre Mondiale. La quasi-totalité de l’Amérique du Sud, Argentine comprise, ayant décidé de rester neutre, les Allemands prirent la décision de torpiller un bateau argentin en se faisant passer pour des Anglais ou des Français, ce afin de pousser les Argentins à entrer en guerre contre des pays qui ne leur avaient pourtant rien fait. Du pain bénit pour Cristiani, cette opération étant un échec cuisant en raison du grand nombre de témoins de la scène, parfaitement certains d’avoir bien à faire à des Allemands et non à d’autres. Seulement voilà : pour des raisons diplomatiques, le Ministère Argentin des Affaires Étrangères fait rapidement saisir le film, qui disparaît avant même d’avoir pu trouver succès public ou écho critique.

Comprenant bien que sa carrière de réalisateur de films d’animation n’est sans doute pas le business le plus lucratif qui soit, et désireux de pouvoir nourrir femme et enfants, Quirino Cristiani se lance alors dans une nouvelle carrière, tout en continuant son premier métier de caricaturiste pour journaux satiriques : il transforme une sorte de roulotte en salle de cinéma de fortune, sillonnant les routes pour aller projeter des films aux habitants des contrées les plus reculées. Montrant essentiellement des courts-métrages — essentiellement ceux de Chaplin — entrecoupées de publicités de sa création, il connaît un succès si énorme que les autorités argentines finissent par lui interdire d’exercer ce nouveau métier. Les foules se massant dans certaines rues pour accéder à ce précieux sésame qu’est le cinéma, il est bientôt menacé de poursuites pour trouble à l’ordre public.

Pendant ce temps, Cristiani ne cesse jamais de travailler et de réaliser des courts-métrages d’animation divers et variés : il conçoit des films sur la chirurgie pour aider les médecins argentins à enseigner la rhinoplastie ou la gastrostomie, rend hommage à l’équipe de football uruguayenne ou aux meilleurs boxeurs de son pays, et continue de concevoir des publicités, activité lucrative qui lui permet même d’être engagé en 1927 comme chef du département publicitaire pour la Metro Goldwyn Mayer. Ayant enfin trouvé une certaine stabilité personnelle et professionnelle, il crée en 1929 un studio d’animation à son nom, dans lequel il réalise son troisième long, Peludópolis, consacré au nouveau mandat du président Irigoyen (surnommé « le Chevelu », peludo en espagnol), réélu entretemps. Le film n’est prêt qu’en septembre 1931, un coup d’état contre Irigoyen en 1930 ayant contraint Cristiani à revoir en partie son propos.

Le succès de Peludópolis est bref : le nouveau président José Felix Uriburu est présent lors de la grande première, le film fait plutôt rire, mais le public argentin semble finalement trouver que le sujet est trop sérieux pour que l’on s’en moque. La mort d’Irigoyen un an plus tard pousse Cristiani à récupérer toutes les copies de son film pour en stopper définitivement la carrière. Maudit, Quirino Cristiani rentre pourtant une nouvelle fois dans l’histoire avec ce qui restera comme le premier film d’animation sonore jamais réalisé.

Par la suite, du fait de l’avènement de Walt Disney, et parce qu’il a conscience qu’il est un satiriste mais pas un véritable artiste — dans le sens où il ne possède pas d’imaginaire —, Cristiani rompt avec l’animation, déchiré par quelques injustices et frustrations. Il transforme même l’activité principale de ses studios, qui finissent par devenir de simples laboratoires de traduction et de sous-titrage de films étrangers. Et si une brève rencontre avec Disney lui-même manque de le faire revenir sur les chemins de l’animation, Cristiani préfère laisser la place à d’autres, refusant qui plus est de s’inscrire dans la logique mercantile des studios.

Deux incendies ayant ravagé ses travaux en 1957 et 1961, l’oeuvre de Quirino Cristiani est aujourd’hui quasiment invisible. Fort heureusement, un réalisateur italien du nom de Gabriele Zucchelli s’est penché sur son cas il y a quelques années, et en a tiré un long-métrage documentaire, Quirino Cristiani : The mystery of the first animated movies. Une façon de perpétuer à jamais l’oeuvre et l’esprit de ce précurseur méconnu, disparu en 1984.

>> À voir : la bande-annonce du documentaire.