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Monolake & Ableton Live, l’exigence dans la contrainte

A propos de l'album Ghosts / Un texte de Julien Lafond-Laumond et de Benjamin Fogel

Par Collectif, le 05-04-2012
Musique

On retient souvent de Monolake son exigence, son formalisme et sa passion des chiffres. C’est normal, l’histoire du projet a dès le début été liée à une réflexion théorique et logistique. Gerhard Behles et Robert Henke, tous deux ingénieurs du son, avaient cette conviction : créer, en musique électronique, c’est aussi créer les outils qui permettent d’en fabriquer. Et ainsi a été créée la société Ableton.

Un temps la question a pu se poser : Ableton est-il le laboratoire de recherche née du projet artistique Monolake, ou à l’inverse, Monolake n’est-il que l’expérimentation de terrain des avancées de la compagnie ? La situation se clarifia en 2001, Monolake sortait cette année-là ses 3ème et 4ème album tandis qu’Ableton commercialisait sa première version de Live. Le pôle artistique fut occupé par Robert Henke, qui, dans Ableton, n’eut plus qu’un rôle de technicien de luxe, laissant la direction au seul Gerhard Behles.

Évidemment ce débat est un faux débat – car le temps de la création est toujours identique à lui-même, quel que soit ce qui entoure. N’empêche, pour l’auditeur, il y eut dissociation. Il fallait désormais prendre Monolake uniquement pour ce que c’était, une œuvre musicale et rien que ça – même si on s’en doute, Henke utilisait toujours pour composer la dernière version de Live. Cette dissociation a été importante à faire, même si dans les faits elle ne correspond à rien, parce qu’elle nous a permis de saisir que l’originalité d’Ableton, sa problématique, était bien différente de celle de Monolake. Ableton a toujours été dans une démarche d’hybridation, entre le studio et le live, entre l’homme et la machine, quelque chose en somme de presque transhumain où l’homme pourrait devenir spontanément un créateur augmenté, ne plus travailler avec des outils mais faire un avec eux. Et il faut bien dire que cet idéal-là, nous nous le retrouvons pas du tout dans Monolake, où au contraire nous percevons une tension, un affrontement entre des tendances contradictoires. Chez Monolake, le futurisme paraît conservateur, il y a à la fois une propulsion vers l’avant, un désir d’évolution, et en même temps une forme de nostalgie, de lyrisme crépusculaire qui freine la marche.

Avec sa conscience d’avant-garde, Robert Henke fait progresser Monolake. La ligne tracée depuis Hongkong (1997) jusqu’à Ghosts (2012) est assez claire, c’est celle d’un assèchement croissant de l’arrangement. Le minimalisme reste, mais d’extatique et nuageux il devient aride et anxieux. Conscience d’avant-garde, donc, que de saisir le parfum du social et de le mettre en musique selon des formules compliquées. T++, membre intermittent du projet depuis 2004, en atteste ; il est la caution de cette quête, lui qui dans ses travaux solos semble déjà préfigurer le siècle prochain.

Mais on sent en même temps que chez Henke, quelque part, ça résiste, et que le futur, il était bien mieux auparavant. Ça m’évoque ce qu’on pourrait appeler les traumas du créateur. La plupart des grands innovateurs ont su un temps bousculer l’ordre établi, et ils donnaient en effet l’impression de n’avoir aucune limite. Puis leur carrière se déployant, le monde changeant à côté, on a commencé à percevoir qu’il y avait quelque chose en eux qui n’avançait pas, et qui tournoyait autour des mêmes points. Ces traumas, on ne les efface pas, ou difficilement, et chez Henke, on peut en repérer deux : le romantisme mécanique d’Autechre et la transcendance des premiers Basic Channel. On a alors l’impression que Monolake ne saura jamais dépasser ces lésions premières qui, du reste, font la beauté et la fragilité du projet.

Du coup, Ghosts fonctionne toujours dans cet entre-deux, entre volonté de définir le futur et respect pour ses aînés. Monolake n’essaye jamais de sortir du cadre défini par ses prédécesseurs, mais s’acharne à affiner et perfectionner les chansons qui peuvent s’épanouir à l’intérieur de celui-ci. Chaque son est ainsi dorloté, travaillé et poli avec amour : on sent l’engagement qu’il y a dans cette boite à rythme minimaliste, dans ses notes de synthés déformées ; il tire le meilleur de chaque filtre, de chaque effet. Ghosts devient alors l’inverse d’un album spontané : il est froid et inhumain ; seul compte les objectifs ; seul compte cette envie de rendre fiers les aînés tout en transcendant leur musique.

Comme souvent dans le minimalisme allemand, il y a un combat qui se joue entre la violence des rythmiques et l’apaisement que suscitent les mélodies. Mais ce n’est pas un combat où il faut choisir son camp ; c’est plus le disque qui s’adapte à nous que nous qui nous adaptons au disque.

Chez Monolake, le fantôme n’est pas un humain décédé dont l’âme hanterait encore le réel, c’est plus une machine qui générait des sons dont on ne saurait s’ils sont rêvés ou fictifs. Le « You do not exist », ce ne serait pas l’idée de la mort, mais l’idée de l’intégration de nos réactions au son au sein d’un ensemble bien plus vaste, d’une grande machinerie où se noieraient les individualités. Sur Silence, Monolake abordait la question du vide ; dans Ghosts, Robert Henke amène l’idée que même le vide est quelque-chose : c’est à la fois le résidu du son d’avant et la respiration avant celui d’après, comme ce moment en suspens qui se manifeste juste après l’apparition d’une wobble bass sur The Existence of Time.

La palette de sons qu’utilise Ghosts est volontairement très limitée. Tous les échantillons de kicks/snares/hats, tous les samples de billes qui tombent, de balles de ping-pong qui résonnent, de planches qui s’entrechoquent, on a l’impression non seulement de les avoir entendus milles fois, mais surtout de pouvoir les retrouver super facilement.  Si l’on décomposait des chansons comme Afterglow, Hitting the Surface ou Phenomenom, on pourrait même accumuler bon nombre de facilités et de clichés sonores : les boucles rythmiques séparées par un petit son aigu, les applaudissements distordus, les nappes de claviers qui font peur. Mais justement, c’est cette banalité dans la matière utilisée qui fait de Ghosts un album si jouissif. Ici rien ne semble inaccessible ou réservé à une élite – comme ces albums où la production semble hors de portée du commun des mortels. Au contraire c’est un minimalisme qui s’inquiète à la fois d’utiliser les sons avec parcimonie, mais qui en plus se fonde sur l’idée d’un terrain de jeu le plus étroit possible. Il y a presque une sorte de défi ici, un côté « je vais produire un album extraordinaire avec seulement une douzaine de sons ».

Si Ghosts a été, une fois de plus, exclusivement produit sur Ableton Live, ce n’est toujours pas pour servir de vitrine à l’outil – d’ailleurs Robert Henke n’utilise qu’une infime partie des possibilités de ce dernier. Il ne s’agit pas de démontrer combien le séquenceur permet d’arriver à un résultat professionnel, mais au contraire de souligner que ce n’est pas le logiciel qui fait l’album. Robert Henke travaille avec Ableton Live par souci de cohérence, par nécessité de rester proche de cette extension de lui-même, mais, dans l’idée, Monolake aurait très bien pu sortir un album aussi passionnant avec pour seul matériel un piano à deux touches, une grosse caisse et une cymbale.

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