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« L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. » Walter Benjamin.

On rend une bonne partie du XIXème siècle responsable de l’horreur du début du XXème. En tout cas c’est le principe du livre « Dans le château de Barbe Bleue » de Georges Steiner : « C’est dans les années qui succédèrent à Waterloo qu’il faut chercher les racines du grand ennui que, dès 1819 Schopenhauer définissait comme le mal qui rongeait l’âge nouveau. »

Même cause, mêmes effets ? En sommes-nous là ? Un siècle quasiment après la grande boucherie ? Prenons garde de ce cynisme rampant, cet espoir agonisant. L’on sait où cela conduit.

Tristesse Contemporaine, merveilleux nom de groupe, pourrait se retrouver dans cette analyse, celle qui pressent les ravages du spleen : « Dans la confession d’un enfant du siècle, Musset tourne un regard d’ironique misère sur le début du grand dégoût. La génération de 1830 était tourmentée par le souvenir d’évènements et d’espoir auxquels elle n’avait pas participé. Elle cachait dans son sein « un fond d’incurable tristesse et d’incurable ennui ». *

L’incurable tristesse…

Les textes de Tristesse Contemporaine sont tout en négation. Il s’agit plus des impossibilités auxquelles nous sommes confrontés que les possibilités qui nous restent : « I didn’t know », « ì got nowhere to go, i don’t care act like i never know », « no one can see you », « i don’t know where my ghost is », « empty hearts can’t break », etc… Quand je demande à Maik s’il s’en est rendu compte, il me répond qu’il n’écrit que des choses qu’il estime vraies. Il faudra donc nous résoudre à nos engourdissements ; nos seules certitudes sont notre ignorance, notre paralysie et notre solitude. Surtout notre impuissance. Cette impuissance que nous ressentons tous confusément.

Nous sommes coincés. Pourtant Tristesse Contemporaine tient à l’élégance, comme si c’était le seul rempart au mal nouveau qui s’infiltre partout dans nos sociétés occidentales. Le XIXème siècle a rencontré le XXIème : le poison, l’ennui, le grand ennui, le grand dégoût sur fond de musique électronique, froide et métronomique. Une basse hypnotisante ouvre l’album, celle qui sera le seul instrument à sang chaud. Les constructions des morceaux seront toujours les mêmes : la basse ou ce qui sert de batterie sont en ouverture, il y a souvent une accélération – comme une urgence – au milieu et les synthés remportent toujours la partie. Au milieu, quelque chose de mécanique ; nos gestes de tous les jours. Ce qui est évanescent en bout de course, quasi à bout de souffle, au bord de s’évanouir remporte la victoire. Comme si c’était la fragilité qui était la plus puissante des armes finalement.

La voix de Maik – pas loin d’un flow rap par moment mais comme au ralenti – reste clinique, enchaînant les constats d’une époque, de sa génération perdue, et se confronte à celle de Narumi presque fantomatique, comme si le spectre de l’humanité venait nous rendre visite.

C’est l’album de trois expatriés volontaires qui ont choisi Paris comme terre d’exil. Ils refusent de voir Paris tel qu’il est aujourd’hui mais courent plutôt après celui du passé : « Ce n’est pas de la nostalgie, mais quelque chose qui nous fait froid dans le dos. Le Louvre, le jardin des Tuileries, Bastille, ce sont des fantômes de la ville qui nous inspirent. Contrairement à d’autres villes cosmopolites, on peut toujours retrouver nos mémoires mortes dans certains coins de Paris ».** Décidément, les fantômes me poursuivent en ce moment. Faut-il y voir une signification ? Un mouvement indolent vers l’absence ? Une chute nonchalante vers la disparition ? Avant le désastre ?

Maik me raconte que son problème en Angleterre – il est anglais –, c’est qu’il comprenait tout : les codes sociaux, les mouvements, la langue, le raisonnement. Il fallait qu’il se perde. Les ravages glacés de l’ennui ? Se retrouver dans un métro et ne rien comprendre pour mieux décrocher du monde. Ou pour mieux y adhérer. L’ivresse de ce qui est inaccessible. Charles Baudelaire disait « Les vrais voyageurs sont ceux-là qui partent pour partir ». Marcher dans les rues sans les reconnaître, croiser des humains auxquels on ne comprend rien. Lost in translation. Quand Maik chante « Walking down the streets with my hands in my pockets, staring at the sky and the sky’s full of rockets, we can’t stop it, it just goes on without us », on pourrait le rapprocher des propos de Celine – ils sont fans de l’écrivain ; j’ai bien dit l’écrivain – qui disait : « Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve. C’est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c’est notre sanctuaire moderne, la Rue. ». Maik chante plutôt un cauchemar au sein de notre sanctuaire urbain.

Mais où est notre culte ?

Si l’album de Tristesse Contemporaine fait état d’une humanité glacée, entre guitare congelée et synthès insensibles, il reste incontestablement romantique. Paradoxalement romantique. Maik envisage ses comparses et lui-même un peu comme des chats : la nuit, l’indépendance et le regard acéré. La base de leur fond commun musical doit être froid me dit Maik. Ce sont leurs goûts de toute manière, ils ne font que le décliner selon leurs propres sensibilités. La performance technique ne les intéresse pas, les erreurs beaucoup plus. Est-ce pour cela que John Cassavettes est cité dans leur blog ?

« Most people don’t know what they want or feel. And for everyone, myself included, It’s very difficult to say what you mean when what you mean is painful. The most difficult thing in the world is to reveal yourself, to express what you have to… As an artist, I feel that we must try many things – but above all, we must dare to fail. You must have the courage to be bad – to be willing to risk everything to really express it all.”

C’est le mantra de Tristesse Contemporaine. Et c’est probablement pour cette même raison qu’ils se sont expatriés : l’étranger est fatalement dans l’erreur quelque part. La conclusion est implacable, ils devront quitter Paris à un moment donné ; lorsque l’erreur ne sera plus là. Maik est fataliste : « Oui, je commence à comprendre ici. Trop comprendre ». Ce qui explique aussi l’état d’urgence dans lequel ils sont finalement : Il me raconte qu’ils sont déjà en train de composer leur 2ème album ; vite, très vite pour ne pas être rattrapés par la technique. Pour lui, dès lors que l’on maîtrise, c’est déjà la fin. Il envisage déjà le 3eme album. Ils travaillent rapidement, un morceau peut être crée en une journée, l’émulation fonctionne à plein régime. La magie est dans l’urgence. Toujours cette urgence. Contrairement à ce qui peut transpirer de leur album, ce malaise de nos sociétés contemporaines, la construction de l’œuvre se fait dans la joie et le cool, il n’y a aucune posture chez Tristesse Contemporaine. Maik est chaleureux, enthousiaste. S’ils sont souvent dandy sur les photos de promo  – élégants, absolument pas souriants, esthètes jusqu’au bout de leurs vêtements – ils sont de chair et de sang, plus dans le battement de cœur que dans la mécanique de la raison.

Ramener cela à leur album, c’est conclure que les lignes de basse, cette basse seule contre tous, presque autonome du reste, merveilleusement jouée par Pilooski, luttent sans agitation vaine contre les meilleurs ennemis : guitare, synthés, ce qui sert de batterie, ce qui leur tombait sous la main. Le désenchantement progressif de nos sociétés n’en finit plus de lutter contre nos battements de cœur.

Je pourrais aussi parler de la pochette de leur album qui contraste fortement avec l’ambiance de leur album. Tristesse Contemporaine n’est plus à un paradoxe prêt. Tout en couleurs criardes, celle-ci affiche en premier plan une créature dont on ne sait que penser : homme ou femme ? Enfant ou adulte ? Enfantine ou militaire ? C’est un tableau qui se nomme « la danse ». L’auteur, Marie Vidon, dit qu’il représente la vulgarité et la monstruosité du monde et la petite fille qui est en arrière-plan va apprendre à danser… Entre la fascination et le dégoût… Tellement XIXème comme pensée.

Tristesse Contemporaine
nous livre un album qui colle parfaitement à l’époque, celle de notre monde occidental. Certains d’entre nous sont collés derrière leurs ordi, presque trop fatigués pour se mettre en colère, rongés par la paralysie, l’autre mot pour procrastination. En dépression légère et permanente. Même pas désespérés, ce serait déjà trop d’efforts. Céline disait : « La vie c’est une classe dont l’ennui est le pion, il est là tout le temps à vous épier d’ailleurs, il faut avoir l’air d’être occupé, coûte que coûte, à quelque chose de passionnant, autrement il arrive et vous bouffe le cerveau. »***

Tristesse contemporaine nous délivre la bande son du grand ennui de 2012. Hypnotique, rythmé, urbain, mélancolique et froid. « Hierarchies » qui sonne le glas au milieu de l’album pourrait en être l’hymne. Maik y fait dans l’économie de mots. Ou alors dans le leitmotiv de « Daytime Nightime ». Ou dans ces quelques mots : « I didn’t know that the city was a heart attack ». Ces villes tentaculaires qui agonisent sous le poids de l’impuissance de ceux qui y habitent. Quoi qu’il en soit, on le sait, le sort est scellé :

« De ces villes restera celui qui passait à travers elles : le vent ! » (Brecht****)

–> Tristesse Contemporaine : “Tristesse contemporaine”
sortie le 16 mars 2012 (CD + Vinyl + Digital)

–> Ecoute spotify ici

–> Références
* Georges Steiner “Dans le chateau de Barbe Bleue”
** Interview du groupe par MagicRPM
*** Voyage au bout de la nuit de Céline
**** Bertolt Brecht “Du pauvre B.B” à lire en intégralité ici