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Quatre ans après le troublant Hazyville, deux ans après le très massif Splazsh, Actress revient aujourd’hui avec un troisième long-format subtilement différent. On aurait pu croire qu’après ces deux réussites, additionnées à une longue série de brillants maxis (dont No Tricks qui remonte déjà à 2004), Darren Cunningham n’avait plus grand chose à prouver. Ce n’est pas tellement mon avis.

Il n’est pas question de remettre en cause un talent aussi flagrant – Actress est de toute évidence formidablement doué et créatif. Encore que pour le consacrer tout à fait, il faut bien qu’on ait une bonne raison. Et c’est tout le problème qui se posait jusqu’à présent. Comment sanctifier une musique aussi informe et volatile ? Actress n’a pas de formule canonique comme peuvent l’avoir, en brassant large, Burial, Shackleton, Flying Lotus, Moodymann ou Echospace – desquels il s’approche toujours à un moment ou un autre. On pourrait faire une rhétorique bas-de-gamme en affirmant que la singularité d’Actress, c’est justement son non-choix, son éclectisme permanent… Ça n’amène pourtant pas bien loin.

Splazsh, aussi foisonnant fût-il, possédait une grosse faiblesse : il n’y avait rien à lire entre les lignes. C’était une suite d’excellents titres, de deep-techno, d’IDM, de garage, d’electro-funk, de jackin’ house, tout un tas de styles abordés comme tels, frontalement, mais qui ensemble ne métabolisaient pas. Splazsh était un disque de surface, difficile, complexe, mais sans arrière-plan, qui se tenait uniquement par un mixage uniforme, inhospitalier et comprimé à l’extrême.

Il ne faut en revanche pas bien longtemps pour sentir en quoi R.I.P est différent. Trois courts titres amorcent la manœuvre de manière claire : dorénavant, c’est moins les morceaux pour eux-mêmes qui compteront que la dynamique qu’il créeront conjointement. Pour la première fois, un album d’Actress vaut plus que la somme de ses parties. Et ces trois piécettes sont sans ambiguïté : privées de patterns rythmiques, elles introduisent un disque impressionniste, embrumé, où le mouvement sera d’un code musical à l’autre mais surtout d’une atmosphère à l’autre, variant les ambiances et nuançant les tableaux avec une sensibilité inédite.

R.I.P n’est définitivement pas un album de dance music, plutôt un disque de résurgences, au sens où des styles évoqués, nous n’en saisissons que les reflets. Cunningham, à longueur d’interviews, s’évertue en effet à répéter que lorsqu’il compose un album, il se sent comme mort. Cela a peut être avoir avec cette impression qu’il ne fait pas vivre sa musique, mais que le seul processus en jeu est celui d’une aspiration macabre ; dans R.I.P, ambient, garage, IDM et techno sont absorbés dans un tourbillon funeste, ils sont creusés de l’intérieur pour mieux baigner dans un jus de cadavre à la préparation extrêmement précise.

Actress connaît la recette comme personne : polarisation sur les fréquences basses, compressions exagérées, réverbérations désertiques, souffles, grésillements et bruits dans chaque percussion – le seul Salut de la production vient des syntés angéliques bouillonnant en surface. Car R.I.P est certes un album à hauteur de cimetière, mais il grouille littéralement d’émotions et d’idées (comme si la contiguïté du néant les soulignaient un peu mieux). C’est en cela qu’à la fois nous approchons de la culture industrielle – culture de l’inanimé – tout en restant à son exact opposé : Cunningham aime la mort et le vide, mais parce qu’elle donne l’opportunité d’un ultime acte de Foi, d’une dernière tentation dramatique.

R.I.P est un album narratif librement inspiré du très épique Paradis Perdu de John Milton. Dans les conditions particulières d’un album électronique d’avant-garde, Actress rejoue donc les luttes entre bien et mal, entre vie et mort, entre joie et détresse. D’où cette guerre intestine entre ambiances vaporeuses et rythmiques incisives, entre mélodies limpides et constructions surréalistes, qui ne ne sont pas le fruit d’une agglomération poussive mais bel et bien la figuration voulue d’une contradiction. Et Actress joue pour la première fois de cette contradiction non comme d’un libertinage inconséquent, mais comme d’un véritable levier expressif. Cela rend son œuvre formellement parfaite, diaboliquement précise, mais plus encore inépuisable dans les registres émotionnels et spirituels. À ce titre, R.I.P tient autant du récit tragique que du grimoire maléfique.