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>> Il est préférable d’avoir vu le film avant de lire ce texte.

C’est l’histoire de deux personnages dont les routes auraient pu ne jamais se croiser, deux personnages qui n’étaient pas prédestinés à s’aimer. D’un côté, Stéphanie qui a une haute opinion d’elle-même et qui attend des hommes qu’ils la traitent en fonction, et de l’autre Ali, qui, à l’inverse, n’a d’opinions sur rien et dont la vie se compose de réactions de l’instant. La première aime mal, tandis que le second ne sait pas aimer ; et entre les deux il y a un film De Rouille et d’Os, deux heures qui vont leur permettre de se trouver et de s’unir, sans sentimentalisme, sans niaiserie, sans facilité. Si De Rouille et d’Os n’est pas un conte de fée – le sang coule encore dans la bouche lorsque l’happy end se manifeste –, c’est bien un film sur la pugnacité et sur la capacité des plus mal lotis à revenir dans la partie et à gagner celle-ci. Il y a un côté Rocky dans ce sixième long de Jacques Audiard, non pas via un simple parallélisme avec l’univers de la boxe, mais bien au travers de cette histoire de personnages abimés qui vont se relever et se battre pour arriver au sommet – le sommet n’étant ici rien de plus que l’amour et la vie de famille. Evidemment, il ne s’agit pas d’un film moralisateur qui définirait l’intégration sociale uniquement par le biais de l’intégration amoureuse, c’est juste que Jacques Audiard s’intéresse avant tout aux étapes qui mènent vers la possibilité d’aimer et ce avec une précision chirurgicale – le modèle familial n’est qu’une illustration de la renaissance. Oui De Rouille et d’Os n’est pas un conte de fée, c’est un conte de fée à la Audiard.

Car, au final, le sommet – cette possibilité d’aimer –  n’est pas du tout la préoccupation principale d’Audiard ; il s’agit presque d’une toile de fond. Non ce qui l’intéresse c’est le parcours, mais pas celui de l’amour, non, celui de la blessure. De Rouille et d’Os s’annonce comme la rencontre improbable entre un homme et une femme et l’histoire d’amour qui va en découler. Mais à quel moment plonge-t-on vraiment au cœur de cette histoire d’amour ? On en croise des pincées et des soupçons ; le chemin est balisé de pistes, mais Audiard ne les emprunte jamais. C’est comme si l’amour était une question trop niaise pour être abordée frontalement : à l’amour, il préfère l’amitié virile – une perception qui s’accroit lorsque Stéphanie devient son manager. Les vrais sentiments de l’amour, on ne les voit jamais ; à peine s’agit-il ici de fondations lorsque Stéphanie évoque la délicatesse d’Ali. Et encore, la délicatesse chez Audiard n’est qu’une expression de l’instinct et d’un rapport premier degré aux choses et aux malheurs des autres. A part un « Je t’aime », distillé discrètement à la fin, il n’y aura pas d’amour ici, comme si Audiard fuyait son sujet. Le vrai thème qui l’intéresse, c’est la blessure et rien que la blessure. Dans le discours qu’Ali prononce après avoir gagné le titre de champion – discours qui clôture le film –, il ne remerciera pas sa famille, il n’aura pas de mots pour son fils, pas de pensées pour Stéphanie, non il ne parlera que de la blessure, de ses mains cassées et du fait de se battre avec, au-dessus de soi, l’épée de Damoclès de la cassure physique. Son message ne porte pas sur l’amour, il ne parle que de la blessure et de la nécessité de se relever malgré elle, de vivre avec, sans jamais la considérer comme une limite, mais sans jamais non plus l’oublier.

Peut-être que cela dévoile un certain manque de prise de risque. Ici, les silences remplacent souvent des dialogues qu’il aurait été complexe (mais passionnant) d’écrire, et Audiard n’a semble-t-il pas voulu se confronter à une analyse plus profonde des sentiments de Stéphanie. Qu’aime-t-elle chez cet homme avec qui elle ne peut jamais parler ? Comment envisage-t-elle le quotidien avec lui ? Où se situe la délicatesse et où commence la bestialité ? Le choix de Matthias Schoenaerts, après le Bullhead de Michaël R. Roskam, est un choix à la fois évident et aisé, tant il n’y a pas besoin de pousser Schoenaerts dans ses derniers retranchement pour le voir interpréter (certes brillamment) un type animal qui ne ressent pas le besoin de communiquer. Ainsi de par ce parti pris, De Rouille et d’Os est un film particulièrement dénué d’émotion, mais aussi un projet stylisé, maitrisé et formel, qui, malgré tout, finit par toucher. Ce qui est beau, c’est cette conviction d’Audiard d’avancer dans le sens contraire de ce qu’il a promis. Aussi assume-t-il le symbolisme et l’évidence des métaphores ; aux émotions pures, il préfère la démonstration ; et il s’y tient. On pourra trouver la mécanique racoleuse, mais au final, elle sert toujours le propos du film. Bien qu’il filme les visages de très près afin d’enfermer le spectateur et de gommer les contextes et les décors, Audiard ne manque pas de recul (les incursions de l’humour en sont la preuve). C’est un peu comme s’il craignait de procéder à un vrai recul formel, comme si les images d’ensemble lui faisaient peur et qu’on pouvait se réfugier qu’auprès de l’intimité des personnage filmés à quelques centimètres du corps. La tragédie, d’ailleurs, n’arrive-elle pas que lorsque la caméra s’éloigne et filme en plan large (la scène dans le parc aquatique et celle sur la glace) ?

L’accident de Stéphanie et le handicap  ne constituent pas, contrairement à ce qu’on pouvait croire, le cœur du film. De Rouille et d’Os n’est pas un film misérabiliste, au contraire c’est un film qui s’attache aux battants. D’ailleurs à quelques occasions, Jacques Audiard se permet de jouer avec les codes : lorsque Stéphanie retourne pour la première fois à la boite après son accident, le crew débarque comme s’il s’agissait d’un gang de super-héros revenus des enfers. A la fin c’est peut-être bien l’histoire d’une femme qui dresse des bêtes, d’abord des orques, puis ensuite des combattants clandestins.

Jacques Audiard est né en 1952 et vient d’avoir 60 ans. Alors que durant toute sa vie, le nom d’Audiard impliquait le prénom Michel, celui de son père, il appelle maintenant le sien. On pourrait y voir un accomplissement pour le réalisateur – ne plus être le fils de ; avoir supplanté l’icône –, mais on y décèle surtout une inquiétude : Jacques Audiard n’est plus le challenger, il est l’artiste qui doit composer avec le temps qui passe, avec sa propre finitude.

Quelle trace cherche à laisser Jacques Audiard ? Plus sa filmographie avance, plus on se pose la question. De nombreux réalisateurs parmi ceux qui ont les univers les plus forts, les plus personnels, aiment travailler en famille, avec la même équipe, avec les mêmes acteurs, comme s’il s’agissait d’une troupe qui avançait d’un pas commun pour créer une œuvre cohérente. Jacques Audiard, lui, au contraire, aime que chacun de ses films soit incarné par une figure (principalement masculine) différente. Chacun d’entre eux, à partir d’Un héros très discret, peut se voir comme un écrin pour un acteur unique, et jamais il ne doit y avoir de répétition : un acteur incarne un et seulement un personnage de la filmographie d’Audiard, et ainsi se succèdent Mathieu Kassovitz, Vincent Cassel, Romain Duris, Tahar Rahim et Matthias Schoenaerts ; et à chaque fois, il s’agit d’un acteur générationnel qui correspond à une époque précise. On se retrouve alors face à une question qui hante : la filmographie d’Audiard compose-t-elle une œuvre suivie et cohérente ou bien n’est-elle au contraire qu’une succession d’œuvres indépendantes ? D’un côté, il y a cette récurrence des thèmes – le rapport père-fils et maitre-élève, les amours improbables (dans un sens Stéphanie et Ali ne sont qu’un autre versant de l’histoire de Carla et Paul dans Sur mes lèvres), la blessure physique et mentale… – , mais de l’autre, il y a cette volonté de recommencer à chaque fois à zéro, avec un nouvel emblème, un nouveau héros / anti-héros, et de ne jamais capitaliser sur ce qui a été fait avant. Car si les thèmes reviennent, on a souvent l’impression que c’est une toute nouvelle personne qui les traite.