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Beaubourg accueille une exposition Matisse, consacrée à ses “paires et séries”. Une histoire d’écho, où l’artiste se dédouble.

Le “cri” de Munch, ce sont 4 versions, notamment en noir et blanc pas moins déchirante que la plus connue en couleurs.
Les fameuses “demoiselles d’Avignon” de Picasso, ont leurs jumelles.
Inutile de chercher des oeuvres inconnues ou des artistes confidentiels pour tomber sur des paires, des séries. Plus lié à une époque (moderne et contemporaine), ce choix des séries n’est pas le fait d’une seule école ou d’un style en particulier. La preuve par Munch ou Picasso (ô combien éloignés), la preuve encore par les volumineuses séries de Monet (12 gare Saint-Lazare, un exemple parmi d’autres).

La preuve encore par Henri Matisse, dont Beaubourg propose une courte exposition, très réussie. Ce qui frappe ici, c’est le dédoublement de l’artiste. Comme un Romain Gary, qui s’était ré-inventé en Emile Ajar, comme Jean Giraud officiant aussi sous le pseudonyme de Gir ou Moebius, Matisse a longtemps exploré plusieurs veines en même temps.
C’est fort différent des “périodes” stylistiques qui se succèdent chez tant de ses confrères. Et c’est bien de différence que l’on parle, n’y voyez aucune hiérarchie.

Durant plus de 30 ans, Henri Matisse fait le choix de décliner son oeuvre du moment dans des registres si éloignés qu’on pourrait les croire d’une autre main. On songe un moment aux Exercices de style de Queneau. Mais de salle en salle on voit les années passer et la dualité s’installer. Luxe I de 1907 ne préfigure pas Le bras de 1938, mais fait paire avec Luxe II de 1907 et un second Bras de 1938. Elle n’en est pas une étape préalable dans une trajectoire longue. Ce sont deux, trois styles parfois, qui s’affermissent et s’inscrivent chacun dans la durée, côte à côte. C’est bien plus tard que le style de Matisse prend vraiment une tournure nouvelle s’unifie. Mais durant la majeure partie de sa vie de peintre, il mène des vies parallèles.
Il ne suffit pas de mettre côte à côte les toiles, il faut s’approcher des cartels et se frotter les yeux : ce binôme ci est de la même année, ce diptyque là a été terminé en même temps, et la surprise des premières salles fait place à la confirmation.

Qu’on est loin des ruptures, parfois brutales, dans le parcours d’un Mondrian, de Cézane, d’un Picasso. Quelle constance au contraire, quelle volonté de ne pas enfermer son oeuvre, de ne pas la réduire à un style, fut-il le sien, fut-il le plus inimitable.

Lorsqu’éclatent aux yeux du monde ces “nus bleus”, silhouette tout en aplat, Matisse a longuement soupesé ses choix techniques.
Il réussit son 1 + 1 = 3. Si longtemps, il aura cherché d’un côté la liberté des couleurs émancipée, de l’autre des contours fermes et noirs cernant des couleurs sans nuance. D’un côté la liberté de la couleur, de l’autre la beauté du trait (ce trait noir et large qui fit merveille chez Munch, justement).
Sa synthèse finale lui permet d’envisager les séries d’une manière entièrement rénovée. Au lieu qu’un plan unique soit décliné dans des techniques variées, il finit par appliquer une même technique à plusieurs vues différentes. Ces corps bleus, chacun est unique, ils sont donc plusieurs, c’est la technique, elle, qui fait la série. Quelques années à peine avant les nus bleus de Klein, Matisse a imposé les siens au monde entier.
Cette nouvelle technique, elle prend du passé l’absence de trait, de contour, mais associée désormais à une couleur unique en aplat, sans dégradé ni effet. La couleur, la forme, sont si nettes et si contrastées sur le fond blanc, que le trait est devenu superflu, inutile. C’est comme si toute sa vie Matisse avait déjà cherché à tenir ensemble deux modes d’expression qui ne pouvaient cohabiter que dans un troisième. En cela son oeuvre est l’une des plus cohérentes de la peinture moderne, bien qu’elle ait éclot en un langage radicalement nouveau.

Cette apothéose, le format court et découpé de l’exposition permet à merveille d’en percevoir la valeur et la pertinence.
Au dédoublement, à sa modernité toute contemporaine de Dorian Gray, s’ajoute un autre retournement de l’histoire.

Ainsi donc Matisse refuse d’avoir une oeuvre en évolution, il tient ensemble les éléments qui finiront par fusionner. A posteriori, on pourra y trouver un écho, encore un, à une théorie formulée peu après de sa mort. Dans “le sens musical”, John Blacking, ethnomusicologue, nous apporte un nouveau regard sur les choix de Matisse. Blacking ne veut pas de ces discours, typiquement occidentaux, qui voudraient que l’histoire de l’art soit une ligne droite, le récit tout tracé d’une évolution vers toujours plus de complexité et de technicité dont elles seraient l’étalon d’un “progrès”.
Preuve à l’appui, il nous apporte un enseignement fondamental : pour qui la connait bien, l’histoire de la musique démontre qu’une forme nouvelle est parfois moins subtile techniquement, qu’elle ne procède pas nécessairement d’une évolution linéaire.
Ce que Blacking met à bas, c’est la conception, tenace, de l’évolutionnisme dans l’art. C’est de musique que cet ethnologue s’occupe, mais songez à quel point son enseignement sort renforcé par l’art moderne.
L’aboutissement de Matisse, ses fameuses silhouettes bleues, si frustres techniquement, ni pauvres en effets techniques, sont des chefs d’oeuvre dont nul ne songerait à remettre en cause la portée, la beauté, l’étourdissante pureté. Matisse n’est pas le premier à apurer le trait, rompre avec le naturalisme et risquer de passer pour fruste. Mais la course de son oeuvre, soulignée par cette exposition, démontre à la perfection combien Blacking voit juste.

La réponse était sous nos yeux. L’histoire n’est pas un progrès continu, n’en déplaise au pseudo-prophète Fukuyama. Tout à notre légitime fascination, interdit devant tant de beauté brute, nous cherchions un sens. Evolution? Révolution, même! Matisse révolutionné…
Mais non, écoutez à nouveau l’enseignement de Blacking. Tout était là. Mais la conception évolutionniste de l’art emprisonnait Matisse. Oh, il avait bien mesuré que ni l’un ni l’autre des styles qu’il développait, si parfaite soit chaque toile, ne répondait à son aspiration.
Mais “régresser” techniquement était si tabou à son époque qu’il lui fallu bien du talent, et une patience incomparable, pour parvenir à la traduire enfin.
Oui, le progrès en art n’est pas fait que de complexification technique. C’est la leçon du XXe siècle.

C’est le triomphe de Matisse, si longtemps dédoublé, et finalement rassemblé.

Jusqu’au 18 juin 2012
John Blacking, Le sens musical, éditions de Minuit, 1980