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Hantologie #1 : Une introduction à l’hantologie

Par Ulrich, le 11-06-2012
Musique
Cet article fait partie de la série 'Hantologie' composée de 7 articles. Un essai de Playlist Society sur l'hantologie, courant artistique qui convoque dans le présent les spectres du passé. Voir le sommaire de la série.

D’abord en 2005, puis essentiellement en 2006, l’hantologie a fait son apparition en tant que courant artistique avec un impact particulièrement marqué au niveau de la sphère musicale. Évoquée pour la première fois par le blogueur K-Punk, puis reprit par Simon Reynolds après que l’idée ait été relancée par Mike Powell, l’hantologie s’est imposée comme le meilleur terme pour définir cette nouvelle forme de musique qui émergeait en Angleterre et aux Etats-Unis. A l’époque, cette nouvelle forme, dont on avait encore du mal à cerner les contours, tirait son existence des liens qu’on pouvait tisser entre les univers de trois artistes : Julian House (The Focus Group / fondateur du label Ghost Box), The Caretaker et Ariel Pink. C’est en réfléchissant sur les dénominateurs communs, et avec l’aide notamment de Adam Harper et Ken Hollings, qu’ont commencé à se structurer les réflexions sur le thème. Au départ, il s’agissait juste de chansons qui déclenchaient des sentiments similaires. De la nostalgie qu’on arrive pas bien à identifier, l’impression étrange d’entendre une musique d’un autre monde nous parler à travers le tube cathodique, la perception bizarre d’être transporté à la fois dans un passé révolu et dans un futur qui n’est pas le nôtre, voilà les similitudes qu’on pouvait identifier au sein des morceaux des trois artistes précités. Si l’on n’avait pas encore fait le rapprochement avec Boards of Canada et la musique concrète, quelque-chose se dessinait déjà, et on savait que les mots fantômes et spectres y tiendraient une place capitale.

A l’origine, l’hantologie est un néologisme créé par Jacques Derrida qui se référait à Marx lorsque celui-ci introduisit le communisme dans son essai co-écrit avec Engels Le Manifeste du Parti Communiste : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ». A partir de cette simple phrase, Derrida écrivit un essai, Spectres de Marx, dans lequel il introduisit l’hantologie ou logique spectrale. Le spectre est chez Derrida « une étrange voix, à la fois présente et non présente, singulière et multiple, porteuse de différence, aussi fantomatique que l’être humain, différente d’elle-même et de son propre esprit. Il est un autre et plus d’un autre. Il désarticule le temps. Il est une trace. Quoique venant du passé, portant un héritage, il est imprévisible et surtout irréductible ». Le terme fonctionne d’autant mieux en français qu’il peut se confondre phonétiquement avec l’ontologie.

L’hantologie se résumerait en fait dans cette simple réplique d’Hamlet : « The Time is out of Joint ». Hamlet maudit sa mission qui est de remettre dans le droit chemin, un monde désajusté alors que lui n’est qu’un héritier et viendra après. La formule d’Hamlet porte en elle déjà ce désajustement car elle est intraduisible en français (c’est là tout le génie de Shakespeare). Existe-t-il un temps nouveau ? Il peut exister un temps présent mais n’est-il pas hanté par les spectres ? Politiquement, nous avons fêté la chute du bloc communiste et la fin de l’histoire, or jamais la pensée marxiste n’a été aussi présente.

De fait, l’hantologie est intimement liée à la déconstruction, à savoir que le visible ne représente pas ce qu’il est mais est le résultat de la différence des éléments non visibles.

Désignant à l’origine un rapport politique au monde, de plus en plus éloigné de tout ancrage dans la réalité, (la fin de l’histoire néo-libérale) le terme a été détourné en musique pour recouvrer plusieurs phénomènes. Par un jeu subtil de références et de techniques héritées du sample (et du dub en particulier), l’hantologie en musique consiste en une trace, extrêmement concrète, qui révèle la matérialité d’une musique et de son passé. Il s’agit aussi de déjouer la perfection d’un enregistrement en studio qui gomme tous les aspects techniques. L’hantologie veut au contraire montrer les apports créatifs du studio. Le producteur et l’ingénieur du son sont tout aussi créatifs que le musicien. L’hantologie fait donc face à cette privation qui voudrait que le rock ou toute autre forme de musique enregistrée revienne à « une présence qui n’a jamais réellement existé ».

Concrètement, l’hantologie serait donc un travail sur le son lui-même (craquement de vinyle, etc.) en intégrant des éléments issus du passé (vieux jingles de pub, les ondes invisibles). Mais la logique du spectral peut être poussé à son paroxysme.

Deux exemples, assez parlant :

Le premier concerne Robert Johnson, que tout aficionados de musique connaît. En vérité, Robert Johnson est certainement le spectre le plus influent de toute la musique contemporaine. En effet, on connaît très peu de chose de sa vie et les seules traces que l’on a de lui sont trois photos et quelques sessions d’enregistrement. Le reste appartient à une légende savamment entretenue durant sa courte vie. N’oublions pas qu’il est le premier du Club des 27. Johnson développa un jeu de guitare qui influença des générations d’artistes et de guitaristes : Hendrix, Clapton, Richards, Dylan, Jimmy Page, Todd Rundgren, etc. Tous sont ses héritiers et tous ont rendu un hommage appuyé au cours de leurs carrières au premier d’entre eux. Encore aujourd’hui son influence se fait sentir. Il a laissé une trace concrète qui révèle une matérialité.

Le deuxième exemple est beaucoup plus récent puisqu’il s’agit du clip vidéo de Madonna : Hung Up. On peut ici parler d’hantologie à plusieurs niveaux. Ce que l’on retient avant tout de ce clip, c’est la reprise du thème de Gimme! Gimme! Gimme! d’Abba et aussi parce que Madonna fut une des premières artistes à utiliser une danse urbaine, magnifiée par David Lachapelle dans Rize : le crump. Mais, lorsqu’on regarde bien la vidéo, on se rend compte que plusieurs spectres laissent suffisamment de traces pour que l’on en ressorte de là avec une vague sensation de nostalgie.

La musique d’Abba est certes un point d’ancrage dans le passé, la musique des années 70 mais d’autres éléments viennent compléter la nostalgie. Tout d’abord la chorégraphie de Madonna, typique des années 70, désuette au début avec ses moulinets qui deviennent de plus en plus rythmée au fur et à mesure que le clip avance. Et en fait tout ce qui tourne autour de cette chorégraphie évoque les fantômes du passé. Au début du clip, Madonna s’exerce dans une salle de danse, en tenue de modern-jazz…. Cette scène est tirée tout droit de Fame. Et ensuite la balade de Madonna dans la rue jusqu’à la boîte de nuit est un hommage à peine déguisé à Saturday Night Fever. Le travail sur le son n’est pas en reste : Hung Up utilise le son d’une horloge qui évoque délibérément le temps perdu… Avec ce clip nous sommes en plein dans la définition de Derrida, à savoir nous avons un visible rétro clairement affiché et un non visible fait de références explicites à de vieux films sur la danse et le mouvement disco.

En résumé, l’hantologie n’est pas une connaissance particulière – il ne s’agit pas ici de jouer les archéologues – mais un rapport de force. Et en musique, il s’agit de trouver dans le présent les traces du passé. Certains pourraient traduire ça par une évocation d’un monde ou d’une époque perdue.

Si le mouvement existe, des artistes tels que Burial, Philip Jeck, Leyland Kirby, Mordant Music, Moon Wiring Club, avec les labels Ghost Box, Trunk et Touch en sont aujourd’hui les porte-paroles, mais d’autres artistes se sont engouffrés dans cette brèche atemporelle et aujourd’hui plein de disques sortent estampillés « spectral ».

Plus qu’un mouvement à l’identité musicale propre, l’hantologie se caractérise avant tout par un rapport particulier au temps (passé, présent, futur) et par une connaissance poussée de la technique et de la mémoire musicale. Il s’agit d’un courant qui entraine, volontairement ou involontairement, ceux qui ressentent la présence de la trace.  Ce n’est pas un style musical, c’est quelque-chose de transverse qui vit au-delà de la question des musiques électroniques. On ne parlera jamais d’electro-hantologie, d’hantologie punk ou encore de post-hantologie : l’hantologie ne s’inscrit pas dans l’histoire des mouvements musicaux, c’est une tendance indépendante qui est apparue à un instant T – une sorte de micro-épistémè de Foucault qui ne serait appliquée qu’au monde de l’art.  Car, et c’est évidemment ce qui en fait un courant qu’on ne peut ignorer, l’hantologie s’est immiscée aussi bien dans le cinéma – notamment au travers du steam-punk et du retraitement des images d’archives –, dans la littérature et dans les jeux-vidéos (Fallout, Bioshock…) que dans la musique.

Si l’hantologie est par nature un courant aux contours spectraux qu’on ne peut ni encadrer ni délimiter, il n’en reste pas moins que son impact diffère selon les artistes : les spectres ne se manifestent pas de la même façon selon les parcours et selon les sensibilités artistiques. Sans chercher à limiter les répercussions de l’hantologie dans la musique contemporaine, il s’agira, dans l’optique de clarifier et de rendre concrète les apparitions, d’expliciter les trois grandes typologies qu’on peut identifier au sein du courant : l’hantologie résiduelle, l’hantologie brute, l’hantologie traumatique*.

* Ces termes ont été définis à l’occasion du dossier. Ce ne sont peut-être pas les plus pertinents et il s’agira surement d’affiner la réflexion ultérieurement.

>> Références :
– Unhomesickness par K-Punk
– Big Think: Tracks and Traces, Absences and Idealsde par Mike Powell (Sur Revelatory)
– Mike Powell, evocative and thought-provocative, on Ghostbox and Ariel Pink par Simon Reynolds (sur Blissout)

>> Photo d’illustration : Collage réalisé par Galen Johnson pour l’exposition Spiritismes au centre Georges Pompidou