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Hantologie #4: L’hantologie traumatique

Par Benjamin Fogel, le 14-06-2012
Musique
Cet article fait partie de la série 'Hantologie' composée de 7 articles. Un essai de Playlist Society sur l'hantologie, courant artistique qui convoque dans le présent les spectres du passé. Voir le sommaire de la série.

Si l’hantologie brute et l’hantologie résiduelle incorporent des traces réelles et identifiables du passé (samples, craquements, effets de production…), l’hantologie traumatique incarnerait la partie du courant qui ne crée pas à partir d’une trace auditive du passé, mais à travers les répercussions traumatiques de celui-ci. D’une trace à la fois visible et invisible, l’hantologie traumatique marque le passage à une trace complètement psychologique. Les chansons ne contiennent aucune extraction de sons du passé et (re)produisent librement les ambiances et les motifs. Il ne s’agit plus de contempler les spectres, de les laisser naturellement se manifester, mais bien de les invoquer, à partir de soi et uniquement de soi. Car les fantômes qui hantent le monde n’ont parfois besoin d’aucune matérialité résiduelle, parfois ils sont juste ces traumatismes qui nous hantent ; ils vivent à l’interieur de nous, et nous seuls pouvons les exprimer. Depuis notre naissance, les traumatismes s’accumulent par couche au point que notre subconscient devienne lui même un fantôme. Nous sommes hantés à la fois par notre histoire propre, mais aussi par celle de nos ancètres et par celle de notre pays. Musicalement, cela se traduit par des groupes et des chansons qui vont être inexorablement hapés par un passé douloureux.

L’hantologie traumatique nous dit que les souvenirs peuvent souvent être des cauchemars, et que les répercussions sont d’autant plus fortes. Il n’existe pas d’hantologie spontanée qui ne soit pas liée à un traumatisme. Lorsqu’une chanson exprime simplement des souvenirs heureux, sans avoir recours à la trace, elle n’ouvre pas la porte aux spectres ; il s’agit alors seulement de nostalgie. Pour que l’hantologie se produise spontanément, il faut qu’il y ait un trauma : une tragédie politique, un drame social, la perte d’un être cher… Quelle que soit leur origine (catastrophe natuelle, crise économique, guerre), quelle que soit leur forme (physique ou mental) les traumatismes agissent comme une intrusion violente que le corps va combratre ; jamais il ne les intégrera spontanément. C’est dans ce combat invisible, qui se loge au sein de chacun de nous, que se développe le besoin de communiquer avec les spectres et de mettre les choses à plat une bonne fois pour toute.

Certains groupe du courrant occult psychadelia, particulièrement présent en Italie, incarnent le mieux cette hantologie traumatique. Contrairement aux deux autres formes d’hantologie qui, de par la nature non partisane des spectres, peuvent facilement succiter chez l’auditeur rêveries, nostalgie et projections vers un ailleurs, l’hantologie traumatique reste corrélée à un passé désagréable qu’on ne peut éviter. Il y a du sang et des messes noires ; on échappe pas à son histoire. En cherchant à déterrer le passé au travers des références qui sont les siennes, l’artiste se retrouve avant tout confronté à la noirceur de l’époque.

Cannibal Movie est un duo composé de Gaspare Sammartano à la batterie et de  Donato Epiro à l’orgue (il joue sur un vieux Eko Tiger ’71). Plongeant dans les années 70 de l’Italie, le groupe livre une musique qui fait echo aux films de cannibals, sous catégorie des films d’horreur de série B de l’époque. Au premier abord Cannibal Movie est un groupe qui joue à l’instinct, quelque-chose de très tribal et de spontané, mais c’est justement cette spontanéité qui le pousse vers la violence. En s’interressant à ce phénomène spécifique à leur pays, c’est toute l’Italie de l’époque qui se manifeste. L’hommage aux films de cannibals ne devient qu’un prétexte pour purger le traumatisme de la mafia, de la corruption et du terrorisme. Donato Epiro sort également des disques en solo où les mélodies angoissantes sont peu à peu modifiées par sa manière chirugicale d’intensifier les variations et de modifier sensiblement la progression. Sur La Vita Acquatica, on a l’impression que le disque saute et qu’alors qu’on croyait avoir fait un bon en avant, on est seulement revenu au début.

Heroin in Tahiti opte pour la même approche, mais en remplaçant les films de cannibals par les westerns spaghetti. Proche d’Ennio Morricone, le groupe s’auto-recycle comme prisonier de ses propres traumas. Des guitares folles, des boucles hypnotiques, de la reverb qui donne de l’élan et des synthés qui font des sauts dans le temps, le tout pour la bo d’un western spaghetti fantomatique et inquiétant qui matérialise le concept de ville fantôme. Valerio Mattioli et Francesco Figuereido convoquent également à travers cette spécificité de l’histoire culturelle de l’Italie les démons qui les hantent. Le duo a grandi dans les quartiers défavorisés de Rome et l’aspect western spaghetti ne devient rapidement qu’un prétexte pour se confronter à leurs traumatismes. Des titres comme Death Surf et Ex Giant on Dope accompagnent au final surtout les marches dans des ruelles sinistres qu’on emprunte jamais sereinement. L’iconographie du duo est carractéritistique : sur des photos tirées d’un paradis terrestre tel qu’on pouvait se le représenter dans les années 70, les visages commencent peu à peu à s’éffacer pour finalement disparaitre complètement. Le futur et l’espoir qui nous étaient promis à l’époque n’existent plus. Comme s’il s’agissait d’un parrallèle avec Retour Vers le Futur et avec ce moment où Marty McFly voit peu à peu les membres de sa famille s’estomper de la photo, on a l’impression qu’en plongeant dans la vérité de son passé, le groupe a mis en lumière l’impossibilité d’un avenir radieux. Les spectres qui le rongeaient, il les a crachés pour les regarder bien en face. Valerio Mattioli explique : « Lorsque l’on se remémore l’âge d’or de l’Italie contemporaine – soit les années 60, celles de la sortie de la Dolce Vita de Fellini – on ne peut pas échapper aux fantômes de l’époque : le terrorisme, les bidonvilles, la corruption et tout ce qu’il y avait autour. Même les principaux chef-d’oeuvres de la littérature, de la télé et du cinéma italien sont obligés de composer avec cette athmosphère – il y a toujours quelque-chose de sanglant, de violent et d’excessif. D’une certaine manière, les groupes [du courant occult psychadelia] sont là pour nous rappeler que les glorieuses années de l’Italie (quand le futur parraissait encore possible) était une époque dépressive, et que le présent est rempli des fantômes de celle-ci ». L’hantologie traumatique se caractérise par une nostalgie qu’on graterait pour se rappeler combien elle n’a pas lieu d’être. C’est une composante qui revient encore et encore dans l’hantologie : les artistes ne sont pas dans une vision péssimiste d’un présent qui n’aurait pas tenu ses promesses ; il ne faut jamais y entendre un « c’était mieux avant » mais bien « que nous disent les fantômes du passé pour comprendre notre avenir ».

Il y a cette idée que les fantômes n’apparaissent que pour dire quelque-chose d’important, à un moment précis. Le message de l’hantologie traumatique diffère un peu de celui de l’hantologie brute et résiduelle : alors que les secondes considèrent que les fantômes sont partout et qu’il suffit de leur ouvrir des passages, la première les considére comme des âmes piègées sur terre dans l’attente de réaliser une mission.

La Spettro Family, composée d’un seul homme, Stefano Iannone et signée chez Brave Mysteries, signifie litérallement « la famille des spectres ». Sur Candelora, publié en 2011, les sources sont variées et chaque chanson explore des traumas différents. On pense toujours aux films d’horreur et au Cannibal Holocaust de Riz Ortolani. Musique progressive construite à partir de synthés analogiques, les chansons de la Spettro Family emmènent à nouveau l’auditeur dans plusieurs recoins de son imaginaire d’enfant : des séries ringardes, des dessins-animés, des premiers jeux-vidéos. Mais au lieu de le choyer, il l’emplit de malaise. Alors que ces mélodies devraient appeler la nostalgie, elles nous plongent dans une dimension parralèlle de notre passé, comme si l’on examinait celui-ci avec des lunettes spéciales et que l’on découvrait qu’il était en réalité plein de monstres et d’êtres maléfiques. La chanson Candelora qui clot l’album reprend les gimmicks des séries d’action où le héros solitaire finissait toujours par sauver la veuve et l’orphelin tout en échappant à la police qui le poursuivait injustement, mais derrière le thèmes les couches se superposent et révèlent un monde où l’injustice ne débouche que sur plus d’injustice, le tout toujours avec ces claviers hypnotiques et occultes. Sur 1978 La Fuga, on sent l’héritage païen et celtique, tout comme l’impact de l’univers de John Carpenter.

Du coup l’hantologie traumatique peut vraiment être perçue comme une musique d’incantation, comme de véritables prières occultes à mi chemin entre le spiritisme et le shamanisme. Burial Hex fait du dark ambiant noisy inspiré par HP Lovecraft et des chansons comme Will to the Chapel sont des messes noires diaboliques. Tout comme Cannibal Movie, Burial Hex (qui est aussi à la tête de Brave Mysteries) a sorti chez les allemands de Sound Of Cobra, In Psychic Defense, un album qui rend sa passion pour l’ésotérisme plus accessible. La chanson titre est accompagnée d’une vidéo de Ilenia Corti, tournée en super 8, où des patineurs artistiques dansent pour invoquer les spectres : les conséquences subliminales se traduisent par des apparitions de photos jaunies du camp de concentration de Sachsenhausen. Il s’agit ici d’une métaphore, certes simpliste, mais qui illustre bien comment l’appel au passé via un angle spécifique traduit en fait les traumas d’une autre époque.

Ce rapport à l’invocation, on le retrouve également chez le groupe canadien Esprits Frappeurs, signé récemment chez Los Discos Enfantasmes, et dont le patronyme est une traduction littérale de Poltergeist. Publiée sur cassette BASF, leur première sortie s’appelle Première Apparition, et explore la portée des voix digitales comme vecteur de communication avec l’au delà. Le chant de Philippe Lambert, enregistré en une seule prise live, est étiré, filtré, transformé par les effets d’Alexandre St-Onge, comme si le duo cherchait, à tatons, à trouver la bonne fréquence qui leur permettra d’entrer en contact avec les êtres chers décédés. Parfois la voix est tellement compréssée qu’elle en devient un simple signal, une sorte d’ultra son assez flipant.

Rob Glover, fondateur d’Epic45, une structure qui acceuille depuis peu le label Wayside and Woodland, a sorti récemment le premier album de The Toy Library intitulé Haunted Woodland, qui sera la première étape d’une série consacrée aux athmosphères mystiques des forêts du Staffordshire et du Shropshire. Enregistré aux abords du prieuré de la dame blanche, soit dans les Midlands de l’Ouest de l’Angleterre, cet album se compose de field recording et des sons qui ont hanté le parcours de l’artiste dans cette région. L’idée est d’utiliser l’enregistrement musical comme un attrape fantômes et de coincer ceux-ci sur les bandes. Notre monde est empli de lieux mystérieux, truffés de légendes et que l’inconscient collectif imagine habités par des esprits. L’hantologie traumatique va alors essayer à partir d’une matière du présent de rematérialiser les drames du passé et d’essayer de comprendre ce qui retient les fantômes prisoniers de notre monde.

Les spectres sont là pour nous rappeler que nous avons quelque-chose à accomplir. Les promesses d’un futur radieux n’ont pas été tenues, et désormais les fantômes hantent nos disques et nos pensées dans l’attente que nous les délivrions. Alors que de nombreux courants musicaux sont apparus comme réaction aux événements du présent – le disco fut une réaction au malaise urbain, le punk s’est dréssé contre l’establishment, le post-punk a coïncidé avec le début du Thatcherisme, l’indus américain a été une réponse au gourvernement Bush et au conservatisme… – l’hantologie se positionne politiquement parlant par rapport au passé ; c’est dans le malaise d’hier qu’on trouve les réponses pour demain.

Du coup, l’hantologie traumatique débouche sur un double message : elle nous pousse à la fois vers la remise en question de notre présent et à la fois vers la nécessité de trouver une issue à nos traumatismes du passé. Cette musique qui apparait comme sombre et angoissante n’est pas le reflet de notre époque, elle est juste notre héritage, un condencé de joies et de peines qui n’ont jamais trouvé leur finalité. L’antologie ne cherche pas à nous plonger dans l’agoisse, au contraire elle est un rayon de lumière qui nous guide à travers l’obscurité. Qu’elle soit invisible, fugace ou psychologique, la trace est difficile à suivre, mais, pour ceux qui accepteront de croire, les indices se succèderont.

L’objectif ultime de l’hantologie est alors de disparaitre : une fois que nous aurons accompli notre mission, l’âme des fantômes aura été sauvées et ils disparaitront. Tous ces fragments du monde passé qui hantent nos oeuvres, tous ces symptômes de retromania, toutes cette accumulation de signes anciens, ne seraient alors que les pièces d’une montagne qu’il nous faut construire, pour enfin faire table rase de nos traumatismes et pouvoir aller de l’avant. Faire table rase du passé en s’appuyant sur celui-ci, voici bien tous les enjeux de l’hantologie.

* Playlist hantologie traumatique *

1) Cannibal Movie – Teste mozzate
2) Heroin In Tahiti – Sartana
3) Spettro Family – Candelora
4) Burial Hex – In Psychic Defense
5) Esprits Frappeurs – Deuxième apparition (en écoute sur Soundcloud)
6) The Toy Library – Haunted Woodland

>> Références :
Valerio Mattioli chez Simon Reynolds (sur Blissout)
The New Bleak: Trauma, Haunting And The Cultural Obsession With Darkness par Ryan Diduck (sur The Quietus)
The Toy Library – Haunted Woodland chez Epic45