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Hantologie #5 : Portrait de l’artiste hantologique – James Leyland Kirby

Par Benjamin Fogel, le 15-06-2012
Musique
Cet article fait partie de la série 'Hantologie' composée de 7 articles. Un essai de Playlist Society sur l'hantologie, courant artistique qui convoque dans le présent les spectres du passé. Voir le sommaire de la série.

James Leyland Kirby ne crée pas des ambiances, il conçoit des humeurs, et c’est  dans ces humeurs que se confrontent la destruction et la création, le souvenir et la répétition, le passé et le futur. A bien des égards, il est l’artiste qui incarne le mieux le courant hantologique : au travers de ses travaux conjoints sur les spectres résiduels et sur les spectres comme matière brut de travail, il a approfondi les mécanismes émotionnels qui génèrent les apparitions et a exploré le rapport à la mémoire qu’ils entretenaient. De plus, alors que de nombreux musiciens refusent l’étiquette hantologique – Demdike Stare comme évoqué précédemment – Leyland Kirby, sans pour autant s’en revendiquer, est surement celui qui accepte le mieux l’affiliation ; s’il ne conceptualise pas sa musique, il ne lui déplait pas que d’autres s’en chargent, et l’hantologie est un courant dans lequel il ne dément pas tenir une place essentielle.

* La destruction *

L’histoire de James Leyland Kirby commence en 1996 avec V/Vm, son projet électro foutraque, plein de collages abracadabrants et de noise irrévérencieuse. Les albums s’enchainent dans un chaos total – parmi eux, on peut citer ceux aux noms les plus évocateurs : Sick Love, Masters of the Absurd, Snooker Loopy, Helpaphextwin ou encore White Death –, au point qu’il devient vite impossible de se repérer dans sa discographie. Kirby veut détruire les codes et crache sur les mécanismes de l’industrie du disque. A travers son label, V/Vm Test Records, il publie à tort et à travers sans aucune logique économique (voire artistique). Il se méfie de tout : des auditeurs, des critiques, des systèmes de promotions ; et sa réponse est de tout noyer, d’asphyxier les gens sous ses productions sans aucune vulgarisation. Personne ne doit avoir le temps de réfléchir à sa musique ; il faut que les disques s’enchainent si vite que l’on n’ait pas la possibilité de les mettre en perspective. A cette époque, il y a déjà un rapport fort à la manifestation : les sons de Kirby ne sont pas soumis aux cycles de production ; ils apparaissent tels quels ! Le fait qu’il refuse de se soumettre à l’industrie du disque et aux habitudes de consommation prouve combien il est réceptif à ce qui provient de l’irréel ; tout ce qui touche, au contraire, à la réalité du marché le dégoute.

Ses versions chaotiques de classiques (le Lady in Red de Chris DeBurgh, ses hate songs) ne s’appuient pas sur le passé pour créer. Il n’y a pas d’hommage, pas de rétromania, mais juste l’envie de détruire, d’infiltrer et de faire imploser les institutions. Il y a ce rapport sans compromis avec les médias, et l’idée sous-jacente de se venger du manque de reconnaissance qu’ils manifestent pour V/Vm.  James Leyland Kirby se crée une façade derrière laquelle il construit son atmosphère, une atmosphère volatile et chargée de poussière. Il porte un masque de cochon et se défoule sur scène comme pour mieux ridiculiser l’attitude de ces DJs qui se cachent derrière leurs platines en tentant de prendre un air mystérieux ou inquiétant. Prendre les conventions et sauter à pieds-joints dessus, ne jamais faire semblant, ne jamais être dans la posture.

Cette première partie de la carrière de James Leyland Kirby peut paraitre puérile ou insipide, mais elle est capitale pour comprendre les enjeux qui se trameront ensuite. Non seulement, elle dément toute accusation d’escroquerie ou de manipulation des concepts que l’on pourrait porter sur The Caretaker, mais surtout, à travers l’axe de la destruction, elle souligne déjà l’attrait du musicien pour les questions liées au passage de l’existant à l’inexistant (et inversement). Quelle trace laisse un morceau après avoir été trituré jusqu’à l’explosion ? En reste-t-il quelque-chose ou a-t-il été totalement annihilé ? Le V/Vm Test est un test scientifique utilisé pour jauger de l’expansion de l’univers, et la musique de  James Leyland Kirby posait déjà la question d’une croissance de l’étant ou, au contraire, d’une régression jusqu’à la disparition. L’évanescence était déjà d’une certaine manière au cœur du débat.

Ce qui est intéressant, c’est ce rapport qu’il entretenait avec le passé, ou plus spécifiquement avec les images qu’il y associait et donc avec sa propre mémoire. Détruire les classiques musicaux, c’est vouloir éradiquer le passé, c’est vouloir effacer, non pas la mémoire collective (V/Vm n’avait pas de telles ambitions) mais bien sa propre mémoire. C’est peut-être cette idée qui va avoir le plus de répercussion sur la démarche de James Leyland Kirby : comment se positionner face à ses souvenirs ?

* La mémoire *

En 2006, il se lance dans l’un de ses projets les plus chronophages : le V/Vm 365 project. Durant une année entière, il publie, chaque jour, une nouvelle chanson – le côté journal intime musical sautant évidemment aux yeux. Mais pourquoi James Leyland Kirby a-t-il besoin de consigner ainsi sa vie dans des morceaux ? Il ne s’agit pas pour lui d’extérioriser ses peines et ses démons, ni de se fixer un challenge créatif. Non il s’agit plus d’une expérience : peut-on donner une consistance au présent à travers des chansons pour mieux s’en souvenir dans le futur ? La réponse est en demi-teinte et confirme son idée que la mémoire, quoi qu’il advienne, crée des sentiments qui ne sont pas une représentation exacte du passé (bien qu’elle conserve un lien intrinsèque avec celui-ci) ; soit une réflexion sur l’existant et le non-existant.

Dès le début du siècle, au moment où il abat tout ce travail avec V/Vm, James Leyland Kirby se rapproche de la barre des 30 ans (qu’il a eu en 2004 exactement) et la conscience de sa propre mortalité commence à transparaitre dans ses albums. Ce passé qu’il déteste, il commence alors à chercher à le comprendre. The Caretaker, l’autre projet qu’il mène à côté de V/Vm, est celui qui va, en parallèle, porter ces nouvelles interrogations. Dès 1999, The Caretaker publie Selected Memories From The Haunted Ballroom, un album né de sa fascination pour la scène de Shining où Jack Torrance, accoudé au bar, voit la salle de danse se matérialiser devant lui à travers les âges (ce qui, déjà, était une belle métaphore des musiques qui seraient issues du courant hantologique). Là il y retravaille la matière de vieux disques Berliner au format 78 rpm (des disques de 1925). Il y ajoute de la reverb, ralentit les chansons et déforme les sons, le tout en faisant ressortir dans le mix les craquements et les aspérités. Il prélève aussi des échantillons qu’il transforme en boucle. L’objectif est de recréer auditivement le schéma qui se met place dans la tête du personnage de Jack Nicholson. Le résultat procure des sensations étranges comme la bande originale d’un film fantastique (Carnival of Souls de Herk Harvey est une autre de ses influences).

The Caretaker devient une réponse à sa propre histoire, une mise en abyme qui répond au destin de V/Vm. Kirby a durant les 7 premières années du XXIème siècle produit énormément de musique. Certaines ont été apprivoisées par le public, d’autres ont, sans disparaître, commencé à errer dans les cieux à la recherche d’une nouvelle enveloppe. Car chez Kirby, rien ne se perd, tout se transforme, quitte à muter et à devenir une abomination (c’est en soi le leitmotiv de V/Vm). Certains de ses titres se sont envolés dans la nature – il ne sait littéralement pas ce qu’ils sont devenus. Mais il s’en fiche : il préfère laisser les spectres qu’il a créés vaquer à travers les siècles. Même les archives de V/VM Test sont là sans être là : elles existent, mais restent incomplètes et le moindre coup de vent en forme de bug informatique pourrait les disperser à tout jamais. C’est tout ça qu’il interroge avec The Caretaker.

Il faut dire que James Leyland Kirby est habitée par une réelle peur de la mémoire. Non seulement il considère, à raison, qu’elle est ce que l’humain possède de plus important (sans mémoire, nous sommes des coquilles vides, aime-t-il à rappeler), mais, qui plus est, elle reste un concept dont il se méfie. Il tient à la mémoire comme à la prunelle de ses yeux, et, en même temps, il sait combien elle peut être pervertie. Ainsi une des questions qui revient systématiquement dans la musique de The Caretaker  est : la musique peut-t-elle transformer les souvenirs ? Le complexe processus de mémoire interagit énormément avec les sens olfactifs et auditifs, peut-t-on alors grâce à de la musique hantée modifier son passé ?

Cette question, on a l’impression que James Leyland Kirby  la pose avec l’espoir d’y trouver une réponse négative. Dans l’absolu, il souhaite s’en tenir à l’idée que le passé est une chose immuable qui hante notre présent : le passé est stable, c’est notre perception qui diffère, et par « perception » il entend notre capacité à ressentir la présence des spectres et des traces. Probablement que cette idée est également un moyen pour lui de faire le deuil de l’échec, en termes de reconnaissances, de V/Vm. Le monde qui existe entre V/Vm et The Caretaker reflète ses préoccupations – le gouffre entre l’anarchie, très ancrée dans le réel, d’un Sick Love et la musique possédée de Selected Memories From The Haunted Ballroom est énorme – : dans le premier, sa musique fait disparaître les choses en réduisant à néant tout l’amour niché dans ces chansons d’amour, tandis que, dans le second, elle fait au contraire réapparaitre les spectres. D’un côté il est un fantôme maléfique, de l’autre le medium. C’est pour cela qu’il porte plus d’affection à la matière utilisée par The Caretaker qu’à la matière annihilée par V/Vm.

* L’évanescence *

Puisqu’il craint les pertes de mémoires, James Leyland Kirby va chercher à se confronter à elles pour mieux les apprivoiser ; il va chercher à dominer sa peur. Pour cela, sa musique commence à incorporer l’évanescence ; ces choses qui diminuent au point de disparaitre et dont les souvenirs ne sont qu’une trace  éphémère et fugace.

Kirby développe ainsi une définition du spectre qu’il associe à la perte de mémoire. Chez lui, les spectres deviennent aussi les gens qu’on a oubliés. D’une part il travaille alors sur les maladies mentales qui impliquent la perte de mémoire (les six disques qui composent Theoretically Pure Anterograde Amnesia), de l’autre il cherche à utiliser la musique comme une technique d’hypnose pour revivre les moments passés et reprendre contact avec les fantômes (avec par exemple des chansons comme Past Life Regression sur Persistent Repetition of Phrases).

Sur Theoretically Pure Anterograde Amnesia, il cherche à offrir une collection de chanson qui est particulièrement difficile à mémoriser, des chansons évanescentes qu’on oublie si tôt les avoir entendues. A travers ces titres, il interroge l’auditeur sur sa capacité à se souvenir. Il le plonge dans le brouillard pour mieux démontrer combien il est impossible de se rappeler efficacement et systématiquement des sensations. Il brouille la musique à travers des couches de filtres et cherche à les mettre dans la peau de patients atteints de maladies neurologiques comme Alzheimer ; les craquements des vinyles rayés deviennent des métaphores des ruptures qui existent dans la ligne mémorielle des malades. Lorsqu’on écoute ce disque, on se sent comme Leonard Shelby dans le Memento de Christopher Nolan : à chaque chanson, on a l’impression qu’on vient de lancer l’album et que ce qu’on a écouté sur les pistes précédentes n’a jamais existé.

Une autre vision de cette évanescence se retrouve dans des chansons comme We Parted My Heart Wanted To Die. Dans la vidéo de 15 minutes qui accompagne le titre, on se retrouve dans la peau d’un homme qui déambule dans les rues de Berlin, mais on ne suit pas sa balade dans le froid, non on suit une juxtaposition de toutes ses ballades. Ce chemin, il le parcourt si souvent que dans sa mémoire il ne l’a vécu qu’une fois. L’évanescence apparait dans la répétition, mais cette répétition, ce n’est pas une succession d’évènements identiques, mais bien cette superposition de différents espaces temporels qui finissent par ne former plus qu’un dans la mémoire. Et c’est dans ce « un » unique qu’apparaisse parfois les fantômes.

* La répétition *

La répétition, on va ensuite la retrouver dans de nombreux morceaux où James Leyland Kirby crée des impressions de déjà-vu. Alors qu’il a essayé de déstabiliser l’auditeur au point qu’il ait l’impression de tout oublier quasi-instantanément, il cherche ensuite à lui suggérer l’idée qu’il a déjà tout entendu. Il joue sur d’infimes variations et répète des bouts de morceau entier (An Empty Bliss Beyond This World qui se confond avec Mental Caverns Without Sunshine). C’est en quelque sorte la continuité de la période où les disques n’étaient pas accompagnés d’un tracklisting afin de supprimer le maximum de repères. On revient sur ces oppositions : le connu et l’inconnu, l’attendu et l’inattendu, le déjà vécu et le non vécu.

Sur Patience (After Sebald) – bande originale du documentaire sur l’écrivain allemand WG Sebald – il crée à partir d’une version enregistrée en 1927 du Winterreise composé en 1827. Il introduit un espace supplémentaire entre le piano et le pianiste, isole des notes, les répète, et, alors que l’on est persuadé d’être dans le morceau original, on réalise que l’on est prisonnier d’une boucle qu’il vient de créer ; on tourne en rond dans une ville fantôme.

La répétition c’est un autre moyen de perdre les gens : le labyrinthe est aussi l’expression d’une mémoire confuse. Est-ce que les chansons se répètent vraiment ou ai-je l’impression qu’elles se répètent ? Tout cela ne cherche pas forcément à souligner nos faiblesses, mais plus à démontrer l’importance de cette zone mémorielle qui est la nôtre. Car derrière la peur, elle est aussi un refuge.

* La non nostalgie *

Ce rapport à la destruction, à la mémoire, à l’évanescence et à la répétition nous éclaire sur la position de James Leyland Kirby au passé, et par la même sur la manière dont se positionne l’hantologie par rapport à celui-ci. Il ne travaille pas la matière d’il y a plusieurs décennies pour la faire revivre et inventer, à partir de celle-ci, un nouveau présent. Il ne s’agit pas de la réanimer et encore moins de la remettre au gout du jour ; ce ne sont pas des images d’un passé révolu qui le hantent. Non le message qui ressort de The Caretaker et d’album comme Eager to tear apart the stars, c’est que nous devons accepter de vivre avec les spectres et de les laisser irriguer nos vies ; non pas parce qu’ils nous manquent, non pas parce qu’ils portent en eux un message, mais juste parce que, consciemment ou inconsciemment, nous portons leur trace en nous. Les spectres comblent notre défaillance de mémoire non pas de manière factuelle, mais de manière subconsciente. Ils sont une manifestation de ce que nous ne pouvons plus entendre, dans notre réalité qui apparaît déformée à travers les âges, de ces sons appartenant à une autre temporalité.

Lorsqu’on interroge Kirby sur ses regrets, sur le triste sort de V/Vm Test, il répond : « I live life with no regret so have no label regrets […] I don’t regret my actions from the past because at the times I believe I am doing the right things ». L’idée de ne jamais regretter le passé est la conséquence directe de ce désintérêt pour la nostalgie. Vivons aujourd’hui et demain, fiers de nos spectres, dirait James Leyland Kirby, qui porte en lui Leyland, le nom de son grand-père.

En créant ce pont, il révèle la trace à la fois visible et invisible qui cimente notre pensée. Son mépris pour ceux qui ressassent le passé, celui qu’il exprimait à travers V/Vm, a évolué. Il ne passe plus par la destruction, mais par la démonstration : premièrement il prouve qu’on ne peut pas dompter les spectres – ce sont eux qui nous trouvent et non l’inverse ; on ne manipule pas les spectres du passé, ils s’insinuent d’eux-mêmes dans la musique, notre seule contribution étant de leur ouvrir la porte –, et deuxièmement qu’il y a une énorme différence entre dupliquer les spectres du passé (confère les revival et les remix incessants) et laisser ces derniers naturellement pénétrer les compositions.

Ce n’est donc jamais de nostalgie qu’il s’agit. A la limite, on pourrait parler de deuil et de travail sur la perte – le spectre étant ce qu’il reste à la place du vivant. On peut se nourrir ce cette perte et transformer la tristesse qui l’accompagne en force créatrice, mais, encore une fois, il n’y a ici ni regret ni mélancolie générés par la fin d’une époque. James Leyland Kirby l’évoque clairement en utilisant des musiques issues de l’entre-deux-guerres : par nature, cette musique était déjà habitée par les fantômes de ceux qui avaient disparu et deux ceux qui allaient disparaître, le tout recouvert de l’optimisme qui accompagne les périodes de paix. Le pouvoir évocateur de la perte, il ne le nie jamais et l’exploite au maximum, mais ce n’est pas une prière aux morts, c’est une invitation à célébrer leur mémoire et à nous laisser accompagner. Lors d’un enterrement auquel j’ai assisté récemment, le rabbin a eu cette phrase qui pour moi synthétise les enjeux de la musique de Kirby : « Sa mémoire, ce n’est pas aujourd’hui que vous l’honorerez, ce n’est pas ici au cimetière, à travers vos larmes, mais bien chaque jour, au sein de la vie familiale, dans les moments de joies. Là son esprit accompagnera votre quotidien à travers les souvenirs de lui que vous évoquerez naturellement ». Au-delà  de l’aspect religieux, il y a cette valeur commune de considérer le spectre comme une vision très présente d’une entité pourtant complètement disparue.

Même dans The Stranger, son projet qui par nature est le plus propice à la nostalgie – il s’agit d’un très bel album de drone ambient où il essaye de capter l’atmosphère spécifique de Bleaklow, zone de désolation à proximité de Stockport, sa ville natale –, il s’intéresse plus spécifiquement à la noirceur du lieu et à la méditation qu’il inspire, qu’à la manière dont celui-ci a marqué son enfance.

* Le futur *

Si l’on parle toujours beaucoup avec James Leyland Kirby des interactions entre passé et présent, l’enchevêtrement qui se crée prend également largement en compte le futur. Sur Sadly, The Future is No Longer What it Used to Be, il se focalise sur le manque de confiance que nous inspire le futur, par opposition à l’optimisme qu’il pouvait auparavant générer – il y a par exemple ce magnifique morceau au titre évocateur : Memories Live Longer Than Dreams. Notre futur ne porte nulle trace d’espoir, mais là encore la démarche ne consiste pas à regretter le passé qui est bel et bien révolu, mais à souligner l’impossibilité du présent. Nous avons tellement fantasmé le futur en le nourrissant de notre imaginaire et des meilleurs images que nous conservions du passé que nous n’avons pas pris en compte les éléments intangibles comme l’impact des spectres. Du coup, tout se mélange dans nos têtes : le futur, nous ne savons même pas quand c’est ! Peut-être était-ce hier, peut-être sera-ce demain ?

Pour la majorité des personnes, le futur représente un changement, et, implicitement, un changement vers quelque-chose de meilleur. Hors, comme l’explique Kirby, lorsque Tony Blair est arrivé au pouvoir en Angleterre en 1997, la population, qui s’attendait à un revirement de situation, n’obtiendra au final que peu ou prou la même chose qu’avec le parti conservateur. Cette impossibilité du changement qui caractérise de plus en plus les pays occidentaux (les Etats-Unis ont connu la même chose avec Obama, tandis que la France n’est pas mieux lotie) annihile l’espoir du futur et crée cet espace temps où le passé a disparu, mais où le futur ne l’a pas encore remplacé. Cette zone d’inconfort dans laquelle nous nous retrouvons aujourd’hui, c’est tout ce que les disques de James Leyland Kirby expriment !

* Le fantôme humain *

James Leyland Kirby a d’abord œuvré comme un fantôme maléfique qui détruisait le passé pour libérer le présent, puis s’est transformé en un médium qui faisait apparaître les traces de celui-ci dans notre vie de tous les jours. Cette question du fantôme ou médium est également au cœur de son œuvre. Le vocabulaire qu’il choisit lorsqu’il évoque sa musique est ainsi caractéristique. Au sujet de Albert Allick Bowlly (le chanteur de jazz sud-africain dont la chanson Midnight The Stars In You clôture The Shining), il dira « He had a very haunting voice ».

De même, non sans humour, James Leyland Kirby rappelle que Simon Reynolds ne le mentionnait pas dans son premier article sur l’hantologie dans The Wire et conclut par « I’m a ghost even in that article ». Au final, on peut entrevoir dans cette remarque l’une des parties la moins conceptuelle de sa pensée, mais peut-être la plus spontanée. Kirby vit avec l’idée que nous ne sommes au final rien de plus que la somme de nos mémoires. Ce qui implique en filigrane que notre valeur réside exclusivement dans notre capacité à enregistrer des choses. Nous ne serions alors que des instruments qui stockeraient des émotions, des images et des sons, nous ne serions qu’un assemblage de spectres, et ses albums seraient la cartographie de nos âmes.

* Playlist hantologie James Leyland Kirby *

1) V/Vm – Take My Beef Away
2) The Caretaker: The Haunted Ballroom
3) Leyland Kirby – When we parted my heart wanted to die
4) Leyland Kirby – Remember us
5) The Caretaker – Bedded Deep In Long Term Memory
6) The Caretaker – Past Life Regression (Persistent Repetition Of Phrases)
7) Leyland Kirby – Memories Live Longer Than Dreams
8) The Caretaker – When The Dog Days Were Drawing To An End

>> Références :
V/VM | The Caretaker interview by Shaun Prescott
James Kirby (The Caretaker): Interview par Joe Davenport
V/Vm Test Records: an interview with James Kirby
Interview: The Caretaker par Kek-W
In Extremis – Jon Fletcher Gets To Grips With The Caretaker de Jonny Mugwump