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Alors qu’il aurait pu n’être qu’un quidam de passage, la caution refrain d’un paquet de rappeurs plus ou moins remarquables, Frank Ocean a choisi d’emprunter la voie d’une singularisation de sa musique en se faisant lui-même porteur de message. Encore eut-il fallu qu’il se batte réellement pour en arriver là. Car c’est dans l’ombre qu’il agit avant tout. Christopher Breaux entretient un petit CV de ghostwritter avant tout, au sein duquel s’ébattent quelques voix mainstream pour lesquelles il aura prêté sa plume si particulière (John Legend, Brandy, Nas, Pharell, Beyonce…). Un rôle qui va vite lui sembler trop petit pour ce qu’il souhaite faire, en dépit du relatif confort qu’une telle situation pouvait lui apporter. De son propre aveu, il semblerait qu’écrire et composer pour d’autres ne contiendra jamais tout ce qu’il cherche à mettre dans la musique depuis son départ de la Nouvelle-Orléans pour Los Angeles, suite aux ravages causés par Katrina en 2005. Un départ  imaginé comme un renouveau et le premier pas d’une carrière qu’il cherche alors à bâtir en Californie. Là-bas, Frank Ocean enchaîne les petits boulots, bosse sa musique et rencontre tout un tas de monde, des amis d’amis grâce auxquels il se mettra en relation avec les tous jeunes Odd Future en 2009, à tout juste 21 ans. Une deuxième étape cruciale, qui trace les contours du personnage que va se bâtir Christopher Breaux. La relation qu’il crée avec Tyler, The Creator, les échanges de musique et la synergie ainsi créée va lui permettre de donner une nouvelle impulsion à son travail. En 2010, Ocean signe sur Def Jam sans n’avoir encore sorti rien de concret à ce jour. Une incroyable réussite qui cache en réalité ni plus ni moins que ce que fait de mieux l’industrie musicale aujourd’hui : l’incompétence généralisée comme mode de fonctionnement. Alors que la hype Odd Future commence à prendre à la gorge une bonne partie des curieux, Ocean se retrouve totalement  ignoré par “son” label, pour qui il ne représente qu’une opportunité de plus sans réellement savoir qu’en faire. Une situation compliquée qui aurait pu signifier l’absence réelle d’une quelconque dynamique pour Ocean si ce dernier n’était pas parvenu à littéralement sauver sa carrière musicale grâce à une initiative toute simple : en février 2011, Christopher Breaux uploade “Nostalgia U.L.T.R.A” et le met à disposition gratuitement sur son Tumblr. Le point de départ d’une explosion de hype incontrôlée qui le voit se présenter aujourd’hui comme l’un des plus grands espoirs d’un genre en complète redéfinition, tout en se payant le luxe de quelques apparitions symboliques plus que complètement mémorables (‘No Church In The Wild’ sur “Watch The Throne” ou sur le “Goblin” de Tyler l’année passée). Et ce sans l’existence d’un véritable premier LP consistant et pensé de bout en bout. “Channel Orange” vient remettre les pendules à l’heure et poser les bases d’un parcours prometteur à bien des égards.

Aussi grandes soient ses qualités, “Nostalgia U.L.T.R.A.” possédait la faiblesse de n’être “qu’une” sortie officielle officieuse, une espèce de mixtape où Ocean s’est essayé à des exercices de reprises de morceaux d’influences majeures pour lui (Radiohead, Coldplay, Mr. Hudson, Eagles, MGMT…) auxquels il est tout de même parvenu à donner un ton, un style qui lui est propre, sans aucun doute possible. Ce travail d’homogénéisation de sa musique et de singularisation de son approche reste certainement l’un des plus grands accomplissements d’Ocean, quasi parvenu à faire “oublier” la source de son inspiration pour la transfigurer et la plonger dans un univers qui lui est propre. En dépit de toute l’affection que l’on peut avoir pour l’exercice, un léger goût d’inachevé subsiste; d’autant que le disque nous balance à la gueule tout le talent d’Ocean, sa voix singulière, puissante sans être envahissante, son écriture atypique… A tel point que les premières secondes de ‘Strawberry Swing’, rêve enfantin qui surfe sur les illusions perdues, nous transporte immédiatement très haut pour ne jamais réellement nous laisser redescendre. Mais ce potentiel là, on veut le voir sortir de nulle part, être matérialisé ex-nihilo par un Ocean en pleine possession de ses moyens, à même de guider un projet de disque de A à Z en partant d’une feuille blanche. Pour voir jusqu’où son imagination peut le porter.

“Channel Orange” est la réponse à cette attente. Pour l’occasion, Ocean décide de produire lui-même l’album, à peine 24 ans, en s’appuyant tout de même sur l’expérience de Malay (50Cent, John Legend, Jamie Foxx, Big Boi…), proche de F.O., et, plus surprenant mais pas idiot du tout, Om’Mas Keith, 1/3  du super-groupe de producteurs ultra-créatifs Sa-Ra Creative Partners, aux côtes de Taz Arnold et surtout de Shafiq Husayn (dont j’avais déjà parlé par ici mais auquel il faudra que je consacre un papier raisonnablement fouillé tellement le personnage est fascinant, fin de la parenthèse). Un projet ambitieux d’autant que pour le coup Def Jam, n’étant pas encore complètement abruti, a bien décidé de faire partie de l’aventure ce coup-ci, pour ne pas voir un scénario à la “Nostalgia U.L.T.R.A.” se répéter.  A l’origine, c’est une sortie à la fin de l’été 2011, puis au printemps 2012, de ce premier exercice solo d’Ocean qui était prévue ; finalement annulée par l’avancée du nouveau LP (et certainement quelques soucis évidents pour clearer les samples ou les parties de morceaux utilisées par Ocean sur “Nostalgia U.L.T.R.A”). John Fauntelroy II, déjà présent sur la tape, et surtout Pharell sur 2 morceaux, entre autres, viennent compléter la palette d’Ocean et leur apporter  brièvement un savoir-faire que le jeune compositeur ne peut encore revendiquer.

Ocean s’est appliqué à construire pour l’album une quinzaine de véritables histoires, chacune revendiquant un univers propre, autant textuellement qu’esthétiquement parlant, auxquelles il s’est appliqué à donner une cohérence en apposant cette patte particulière sur chaque compartiment de la musique. Aussi, “Channel Orange” revendique un concept global, développé dans le titre du LP mais aussi dans le livret, et une multitude d’univers musicaux qui auraient pu s’avérer réellement casse-gueules ou bien trop patchwork pour parvenir à former un album à part entière. Mais le talent d’Ocean est certainement d’avoir balayé ces doutes là d’un revers de main tout en se permettant d’osciller entre une approche jazz-funk typée 70’s, des rythmiques r&b fin 90’s ou l’ajout d’effets électroniques divers. Le tout sans que l’auditeur n’ait jamais l’impression d’être sorti du cheminement du disque. Chacun de ces sous-genres est au service de l’idée globale du disque : chaque morceau représente un show télé, une émission, un film auquel Ocean s’est appliqué à donner un style, un caractère, une raison d’être et un style, comme le ferait une véritable chaîne de télé (la fameuse “Channel Orange”) tout en abordant une variété de thèmes qui lui sont propres et qui font le lien entre ce LP et son prédécesseur : désillusion, amour à sens unique, prostitution / déviance, problèmes socio-économiques…

Mais bien vite, “Channel Orange” impose son style et se distingue largement de “Nostalgia U.L.T.R.A.” en empruntant une voie singulière. Celle d’une composition plus subtile, moins voyante et bigarrée, au son raisonnablement plus analogique et proche des racines soul au sens large. Un travail d’écriture de grooves entêtant mais jamais trop envahisants. Juste ce qu’il faut de nuances pour une utilisation optimale des éléments de chaque morceau, comme si Ocean s’était décidé à se dispenser de l’inutile pour se concentrer sur l’essentiel. Aussi, le feeling global du disque s’en trouve raisonnablement plus posé et moins sujet à des pics émotionnels qu’auparavant. Aussi, la tension galvanisante de “Nostalgia U.L.T.R.A.” laisse sa place à un sentiment de maîtrise plus présent. L’émulation adolescente qui transcendait certains passages pour leur faire tutoyer les climaxs en terme d’interprétation de la part du chanteur a laissé sa place par endroits à des sons plus étouffés, des mélodies certes moins explosives mais à l’efficacité plus chirurgicale. Voir même une tendance au minimalisme évident par endroits (‘Pilot Jones’ au style très “neptunien” sans réelle intervention de Pharrell bizarrement, ‘Sweet Life’). Certainement, à mes yeux, la marque d’une réflexion un peu plus poussée de ce que devait être ce premier LP, de ce qu’Ocean avait envie de démontrer, cette capacité  à incarner à la perfection ses propres morceaux sans trop en faire.

Car en vérité, “Channel Orange” a surtout la capacité de se transformer, l’espace d’un refrain ou d’un pont, en quelque chose de tout à fait différent. De se distendre au point d’emmener l’auditeur à l’opposé total sans jamais rompre la logique d’ensemble. Et cette élasticité de l’écriture de la musique est certainement l’un des éléments les plus admirables de “Channel Orange”. Surtout venant d’un artiste de 24 ans, signé sur un gros label de référence mais qui n’a pas oublié de laisser parler ce qu’il est réellement. Et tant pis si les exercices les plus pop du disque (‘Lost’) n’atteignent pas le sommet des montées de sèves d’un ‘Strawberry Swing’. Tant pis s’il n’existe pas à proprement parler de morceaux au potentiel tubesque évident comme ‘Swim Good’, ‘Novocane’, ‘Nature Feels’. J’en veux pour preuve le choix singulier de ‘Pyramids’, ses 10 minutes et son thème original  en guise de premier single du LP.

Les thèmes, parlons-en. Plus que leur nature, c’est l’exploitation qu’en fait Ocean qui se présente comme le véritable atout de ce disque. ‘Pyramids’ par exemple : ce lien entre Cléopâtre, dans l’Egypte Ancienne, et une prostituée du même nom, à notre époque, travaillant près des “pyramids” (certains avancent le Luxor las vegas Hotel comme hypothétique lien). Ocean tisse son histoire en deux temps, multipliant les références subtiles à la reine égyptienne et au travail de nuit sur talons-aiguilles “au-dessus” des clients. ‘Sweet Life’, sous ses airs de jolie ritournelle jazz-funk soyeuse, cache en réalité les délices de l’aveuglement volontaire, où la vie s’avère plus simple quand on ignore volontairement ce qui se cache autour, bien à l’abri dans sa ville sur bord de plage, lorsque l’on a choisi la bonne pilule. Ou encore ce singulier parcours en taxi sur ‘Bad Religion’, sur cet amour à sens unique, avec son faux refrain qui prend aux tripes sans jamais réellement chercher à vous agripper à la gorge. Tous ces détails dans les références utilisées par le compositeur qui font de “Channel Orange” un album qui s’écoute et se réécoute en cherchant à explorer plus loin, à progresser d’un degré supplémentaire. Comme pour aller chercher ce qui se cache derrière la gentille chansonnette ‘Forrest Gump’, ce narrateur qui répète en boucle qu’il ressasse sans cesse ces choses qui le tourmentent (notamment un amour passé), clairement inspiré par le film du même nom. A tel point que l’on visualise complètement la lien qu’Ocean fait entre l’obsession de la course qu’entretient le personnage que joue Tom Hanks dans le film et la tentation du compositeur de sans cesse courir après ce qui n’est plus, du moins dans son esprit. Le tout plongé dans un subtile mélange de candeur et de noirceur dissimulée comme Ocean sait si bien le faire.

En dépit de cet ensemble cohérent, j’aurais tendance à ne pas complètement occulter les remarques que j’ai vues apparaître ici et là sur l’aspect complètement ennuyeux du disque. Et c’est une impression que j’intègre complètement, étant moi-même passé par ce stade d’indifférence vis à vis de ce disque. Sans être parvenu à inverser la tendance à 100 %, très honnêtement, j’ai réussi je crois à percer “Channel Orange” et à me fondre dans ce décor particulier. Si le disque peut paraître paradoxalement trop détendu par rapport à l’excitation plus adolescente de son prédécesseur, ce brouillard léger qui se dégage des morceaux, porté par ces nappes de sons et ces claviers aériens, ces rythmiques étouffées, viennent diluer les pics d’intensité, du moins abaisser le degré d’excitation. Ce que certains traduisent par un sentiment d’ennui bien compréhensible. Mais tout est uniquement moins voyant, plus subtile et surfe sur des ondes plus fines, qu’il faut parvenir à percevoir avant de les intégrer complètement et commencer à chercher ce que contient le disque. J’en veux pour preuves les petites sessions instrumentales réparties ici et là, à la richesse simple mais évidente pour moi. Ou encore la voix plus posée d’un Frank Ocean plus mesuré, qui nous fait sentir la puissance des émotions qu’il véhicule, sans jamais tomber dans une toute-puissance qui viendrait de fait complètement exploser cet équilibre précaire. Un compromis certainement pas parfait mais qui a le mérite d’être la résultante d’un réel choix de composition, d’un avis tranché sur une question plus large de savoir quoi dire, et comment le dire.

Mais que penser d’un artiste qui a beaucoup misé, lors de son explosion médiatique, sur cette candeur incarnée autant dans des moments de lumière que dans ces instants d’ombre profonds et qui chercherait aujourd’hui à nuancer davantage son approche ? Peut-être que Frank Ocean est en réalité passé d’un extrême à l’autre un peu trop vite. Et ce même si la richesse des compositions, l’évolution à l’intérieur de chaque morceau et les différentes phases qui les composent n’ont rien à envier à “Nostalgia U.L.T.R.A.”, loin de là. Le rythme lancinant d’un ‘Pink Matter’, où chaque “pas” est ponctué par ce petit gimmick à la guitare, où l’on tombe nez à nez avec un emploi quasi hors de propos d’un Andre3000 surprenant, contribue peut-être à beaucoup trop brouiller les pistes.

Personnellement, j’en retire surtout le caractère complètement imparfait, certainement un peu flottant par endroits de l’album, mais au degré d’achèvement intéressant lorsque l’on considère, une fois encore, qu’Ocean s’est impliqué à 100% sur toutes les étapes de réalisation du disque; allant même jusqu’à faire figurer son chien dans les crédits en tant qu’ “executive producer” pour souligner à quel point ce disque est le sien et représente tout ce qui l’entoure. A tout juste 24 ans. Et surtout le talent toujours bien présent et indéniable d’un Ocean qui nous fait naviguer au gré de ses envies dans ces environnements où l’abattement et le découragement n’ont jamais paru aussi délicieux que parce qu’ils ne sont jamais complètement affirmés, parce qu’il subsiste toujours un mince rai de lumière, un petit espoir d’un changement. S’il s’agit de pousser la comparaison, Frank Ocean confirme bien qu’il est complètement à part dans la galaxie Odd Future; à mille lieux des singeries sans queue ni tête de certains de ses compères. Musicalement, Ocean est déjà capable d’exprimer avec précision son caractère et toute la richesse de la palette esthétique qu’il entretient depuis toutes ces années, depuis son travail de ghostwriter jusqu’à celui de star en devenir. En ce sens, “Channel Orange” est avant tout un accomplissement personnel pour celui qui, il y a à peine 18 mois, ne possédait, aux yeux de “son” label, qu’un intérêt tout à fait relatif. Et définitivement une évidente preuve d’une certaine forme de sagesse musicale que d’autres passent des décennies à chercher et qu’Ocean semble déjà tenir maladroitement entre ses mains. Et puisque “Channel Orange” a davantage soulevé de nouvelles questions sur les réelles limites de Frank Ocean qu’il n’a répondu aux simples attentes d’un véritable LP en bonne et due forme, que le compositeur apprenne à modeler parfaitement cette forme d’inspiration musicale et à y puiser l’énergie nécessaire pour aller plus loin, c’est évidemment la prochaine étape, celle que l’on attend déjà avec impatience.

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