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La première fois que j’ai écouté Karate, on devait être en 2006 et ça devait faire un an que le groupe s’était séparé. Je connaissais bien sûr de nom, mais jamais je n’avais eu l’occasion de m’y intéresser de plus près. C’est en apprenant que le groupe avait été dissous suite au problème d’acouphènes de l’un de ses membres que le besoin d’écouter ses albums se manifesta chez moi. Geoff Farina, le chanteur, avait eu les oreilles tellement abîmées par les tournées qu’il lui était devenu impossible de continuer ; et ça, ça m’avait vraiment retourné. Je déteste entendre des histoires de musiciens qui ont également des problèmes d’acouphènes : les entendre, c’est comme être confronté à ses propres problèmes ; il y a des gens que ça doit aider (ceux qui trouvent du réconfort dans les témoignages et qui aiment ne pas se savoir seuls), mais moi je déteste ça. Aussi, assez spontanément, je me suis persuadé que Karate était un groupe de hardcore particulièrement violent et que les problèmes d’acouphènes de Geoff Farina étaient non pas mérités (ce serait dégueulasse de penser ça), mais, comment dire, dans l’ordre des choses. C’est complètement débile de penser une telle chose, et ce d’autant plus pour un type comme moi qui ne supporte pas qu’on lui dise “ah mais tes problèmes d’acouphènes, c’est parce que t’allais à pas mal de concerts de métal” (j’écris métal mais dans la réalité les gens emploient plutôt le terme hard rock). Non seulement, il n’y a pas de corrélation directe entre le style de musique et la puissance de celle-ci – une guitare acoustique crachée par des enceintes au max peut être bien plus nocive que celle d’un groupe de grind dans une salle où le son est reparti de manière intelligente –, mais surtout il y a un truc de vicieux derrière de telles réflexions, un côté « ah ouais mais ton truc super relou, ça ne pourrait pas m’arriver parce que moi, contrairement à toi, je ne prends pas de risque ». Certes, c’est une réaction humaine : on projette sur nous-mêmes les problèmes des autres afin de les évaluer et de déterminer d’abord les impacts pour nous et ensuite éventuellement le degré de compassion que nous devons y accorder. Tout cela pour dire qu’il est plus facile d’encaisser les choses lorsqu’on se dit « c’est de sa faute, il aurait pu l’éviter » et qu’inconsciemment je plaçais Karate dans la case « groupe violent qui joue beaucoup trop fort » ; comme tout cela est ironique quand j’y repense.

Le truc c’est que Karate, c’était tout l’inverse du groupe violent qui jouait beaucoup trop fort. Même dans leurs titres les plus rentre-dedans (par exemple ceux du premier album comme Trophy et Bad Tattoo), il y avait une délicatesse et une volonté claire de retenir les sons.  Quant au reste, il s’agissait souvent de ballades alt-rock, presque soft-rock, où les incursions jazz restaient toujours bienveillantes (cf The Roots and the Ruins). Dans un sens, malgré sa proposition originale et sa capacité à voguer d’un style à l’autre, Karate était un groupe assez lisse. Jusqu’à son split et sa dernière sortie discographique (l’ep In the Fishtank 12), Karate aura été un groupe plus volage qu’expérimental. Il picorait partout, sans être brillant nulle part, s’abaissant même parfois à jouer du sous Red Hot Chili Peppers. Et pourtant, déjà, il y avait la voix de Geoff Farina, cette voix qui couplée à l’excellent niveau technique du groupe et à son professionnalisme servait d’ossature à Karate et en faisait une formation qui, malgré ses nombreux défauts, ne manquait pas de charme.

Parallèlement à Karate, Geoff Farina s’est lancé très tôt dans une carrière solo, quelque-chose de simple, sans fioriture. Comme ça, cela ressemble au cliché du chanteur qui fait des albums acoustiques dans son coin pour évacuer la pression de groupe. Mais avec Geoff Farina, ça a toujours été une autre histoire. D’un côté il y avait Karate, un projet ambitieux qui visait, avec le succès qu’on connait, à unifier différents genres et qui, au fond, aura accouché d’une discographie assez unique en son genre. Et de l’autre il y avait les premiers essais en solitaire, des petites chansons sans grande originalité et dénuées de volonté, des chansons dont Geoff Farina espérait au mieux qu’elle puisse rendre hommage aux musiques traditionnelles américaines.

Quand la maladie l’a contraint de mettre un terme à l’aventure Karate, c’est comme si on lui avait retiré sa licence d’artiste. Geoff Farina, malgré la brève aventure Glorytellers, s’est alors senti comme hors course : ne pouvant plus être un créateur important, il a choisi de se résigner et de s’appliquer à diffuser la bonne parole, à faire prendre conscience de l’importance de la musique des autres. En tant que professeur d’histoire de la musique  à l’université DePaul à Chicago, il partage sa passion pour le blues et le bluegrass. Il a quitté la ville pour la campagne (il s’est installé dans une petite ville du Maine), il s’est mis en retrait pour faire un travail de fond où il ne serait plus au premier plan.

Lorsqu’on écoute The wishes of the dead, son nouvel album solo, on s’imagine effectivement qu’il s’agit de l’album presque pépère d’un retraité de l’exploration musicale. Et pourtant là encore il y a cette voix qui nous dit des choses et cette technique qui nous met la puce à l’oreille.

The wishes of the dead fonctionne ainsi sur un paradoxe : d’un côté il s’agit d’un album discret et conçu comme tel, et de l’autre on y ressent à chaque seconde le désir caché et non assumé d’être beaucoup plus que ça. Geoff Farina pince les cordes avec tellement de tact qu’on jurait que son objectif inavoué est de s’assurer qu’aucun son n’en sorte. Au départ on croit que c’est la peur du son qui l’oblige à caresser sa guitare et à ne jamais la malmener ; que peu importe les notes qu’il joue du moment que leur puissance est toujours contenue. Mais très vite on découvre que les raisons de ce touché si feutré découlent avant tout de cette discrétion nouvelle. Le jeu de guitare a beau briller par sa dextérité et sa précision, on sent que Geoff Farina fait tout pour ne pas souligner la grandeur de celui-ci ; non pas par fausse modestie, mais par nécessité, comme par peur de trop stimuler les sens.

Parfois on a l’impression que cette discrétion se transforme en nonchalance. Ce n’est pas que les chansons soient ennuyeuses (elles sont magnifiques), c’est juste qu’elles transpirent d’une telle envie de quiétude que l’on a envie de les laisser s’évaporer dans l’air. Geoff Farina nous raconte des histoires au creux de l’oreille, le soir avant de nous endormir. Ces histoires sont accompagnées d’une mélodie légère et pourtant elles sonnent comme des comptes ancestraux, comme des folks songs bien ancrées dans la tradition américaine ; cet intérêt pour la tradition musicale que l’on la retrouve dans la carrière professionnelle.

Bien sur on peut être lassé de ces hommes qui partent vivre à la campagne et qui enregistre un album seul avec leur guitare, avec pour tout rapport à la production les quatre lettres du diminutif “Lo-Fi”, mais ici il ne s’agit pas de coup de tête ou de révélation, non il s’agit d’obligation et de résignation, et du coup il y a une force incroyable dans des chansons comme Prelapsarian ou Hammer & Spade, un songwriting à la fois sombre et charnel, très proche et très lointain, qui me rappelle à chaque fois celui de Bill Callahan. Les deux hommes me procurent les mêmes émotions ; ils possèdent tous les deux cette voix de baryton et ce sens incroyable de la mélodie qu’ils n’arrivent jamais, malgré leur retenue, à faire disparaitre.

Alors qu’il a vécu beaucoup de choses difficiles – les acouphènes bien sûr, mais surtout tout ce qu’elles ont entraîné : l’abandon, la frustration, les regrets, le combat -,  Geoff Farina n’est pas songwriter à s’attarder sur son sort, et ici il aime évoquer des scènes de sa nouvelle vie. Pourtant, régulièrement sur des chansons comme Make the show, ou au travers de certains mots  (le « Dry those ears, prick up yours ears » qui s’enchainera plus tard avec un « Time to heal »), j’y entrevois des traces de nostalgie, comme une blessure qui ne cicatrise pas à la vitesse espérée. Et c’est peut-être ce qui me touche.

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