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Les fans de Doom en conviendront : depuis le début de sa carrière solo, le rappeur a autant été salué pour ses prouesses musicales que descendu en flamme pour son dilettantisme à peine feint et son comportement à la limite du compréhensible. Avec, en point d’orgue, la splendide polémique, il y a une poignée d’années, dite des “clones de Doom” (ou Doombots, comme par ici à Rock The Bells…) où des anonymes masqués venaient représenter le rappeur sur scène aux quatre coins des U.S., sans même réellement chercher à dissimuler efficacement l’artifice. Et ce quitte à passer pour le plus gros salopard de ce rap jeu. Mais Doom s’en cogne, il fait ce qu’il veut. Un comportement qui, sur disques, s’est souvent traduit par une paresse assumée (la réutilisation ad nauseam des “Special Herbs” ; via Masta Ace très récemment), des choix discutables et des périodes d’absence injustifiées après avoir crié haut et fort son intention de frapper un grand coup.

Aussi célèbre que certaines de ses punchlines, l’inconstance de Doom a aussi forgé son personnage et se trouve être, fort heureusement, contre-balancée par des moments de bravoures discographiques que nous connaissons tous par cÅ“ur. Avec le recul, il semblerait que Doom ne soit en réalité jamais meilleur que lorsqu’il n’est pas attendu. Et si la rumeur courait d’une collaboration poussée avec Jneiro Jarel depuis un long moment maintenant, rien ne laissait présager il y a 6 mois qu’un disque viendrait fin août agiter une discographie doomienne mine de rien plongée en pleine torpeur depuis le mitigé “Born Like This” en 2009. A la faveur d’un long séjour de Doom à Londres en 2011 suite à l’interdiction qui le frappe de remettre un pied aux U.S. (n’ayant pas la nationalité américaine ; un comble pour celui dont la carrière s’est construire au travers d’un lien très fort avec Long Island…), la rumeur s’efface au profit de la naissance d’un nouveau duo dont on peut raisonnablement attendre de belles choses.

A contratio, la carrière d’Omar Gilyard a.k.a. Jneiro Jarel est sur une pente ascendante depuis 2005, via une série de projets qui vient baliser un parcours musical de qualité. “Three Piece Puzzle”, “Beat Journey”, le projet Shape Of Broad Minds et le très bon “Fauna” il y a deux ans (passé un peu inaperçu en dépit d’évidentes qualités et d’une réelle originalité) ont révélé un producteur à l’imagination sans borne, capable de s’incarner dans une palette très large de projets. Un espoir qui ne déçoit pas et qui semble révéler une nouvelle dimension de son talent à chaque nouveau disque ; repoussant sans cesse ses propres limites. Aussi, s’allier à un personnage comme Doom se révèle être un challenge que J.J. semblait en mesure de relever si les deux parvenaient à faire entrer en résonance leurs deux identités très marquées : le flow halluciné et les lyrics délirants de Doom d’un côté, les beats luxuriants et denses de J.J. de l’autre. Avec, en arrière-plan, l’ombre du duo que Doom a brièvement formé avec Madlib il y a près de 10 ans et dont les fans n’ont eu de cesse d’appeler une suite de leurs vÅ“ux durant les huit années écoulées. Mais J.J. n’est pas Madlib et “Keys To The Kuffs” en est la preuve évidente tant le disque pousse Doom plus loin qu’il n’est jamais allé sans jamais trop singer ce qui a été fait auparavant. Si l’on pouvait penser Doom paresseusement campé sur ses acquis de la décennie écoulée, le projet JJ Doom prouve à quel point, bien entouré et poussé, une remise en cause, une évolution même de son personnage désormais bien connu est tout à fait envisageable. Salutaire, même.

Ne nous voilons pas la face : en dépit d’un statut d’icône underground acquis ces dernières années, boosté par une presse anglo-saxone non-rap qui fait feu de tout bois et d’un plan marketing bien senti dès la sortie du moindre morceau sur lequel Daniel Dumile aura posé son flow bien connu, la période d’hyperactivité sanctionnée par une série de disques incontournables entre 1999 et 2004, cette époque où il sortait 2 à 3 disques par an, commence à lentement mais sûrement s’éloigner de nous. Et Doom semble aujourd’hui plus proche d’une phase de semi-torpeur plutôt que d’un climax de sa carrière, musicalement parlant. Le voila qui ronronne gentiment, enchaînant les apparitions ici et là sans jamais réellement nous surprendre, en faisant le boulot mais guère plus. De quoi frustrer un peu l’auditeur. Et puis ne lui retirer, au final, qu’une vague indifférence, se disant que le meilleur est passé. Mais Doom reste égal à lui-même : surprenant et capable d’une fulgurance que l’on ne voyait pas venir. A bien des égards, “Keys To The Kuffs” est à ranger dans cette catégorie. Car il semble être le fruit d’une osmose inattendue, sur un territoire neuf dont les deux compères s’emparent avec autorité, sans trembler.

La grande force de JJ Doom est d’avoir sorti le personnage masqué du panorama musical qu’il connaît et pratique bien trop depuis 15 ans au bas mot. Que ce soit en solo ou lors de ses apparitions auprès de tiers qui ne retiennent bien souvent que la solution de facilité pour accueillir cet invité si particulier. Aussi, “Keys To The Kuffs” n’est pas une énième expression de cet héritage jazz/soul décalé que Doom s’est appliqué à arpenter dans tous les sens depuis 20 ans. A tel point qu’il en a fait son territoire d’expression favori pour devenir une figure singulière du rap. Et ce même si l’on retrouve les gimmicks musicaux habituels : une utilisation de samples pour construire une forme de récit au cheminement difficile à suivre mais vital à la cohérence du disque (‘Waterlogged’), ces structures de morceaux qui restent aujourd’hui à l’écart de tout ce qui se fait dans l’industrie du rap aujourd’hui ou presque…

La collaboration entre Doom et J.J. s’est faite en équilibre entre un passé musical bien connu par les fans et une nouvelle zone d’expression où les compositions électroniques pures, à mi-chemin entre des prods purement 8bit et une approche qui flirte avec des instants post-IDM de qualité assumée, viennent challenger littéralement le flow de sénateur de Dumile. Sûrement l’une des premières fois dans la discographie récente du rappeur masqué qu’il se voit aussi pousser dans ces retranchements, tant en terme d’ambiances générées que de l’agressivité nécessaire au micro pour survivre à certains passages plus qu’agités. Evidemment, ce constat qui est à la source de la singularité de ce disque est le résultat d’un travail exemplaire de Jneiro Jarel. Après avoir pris soin de poser sa patte sur un environnement rap classique, J.J. nous était revenu tour à tour avec une approche plus boursouflée et dense de sa musique, enrichie d’un milliard de choses (SOBM) ou un hommage très appuyé rendu à la musique brésilienne et aux ambiances tropicales (“Fauna”).”Keys To The Kuffs” est une nouvelle pierre posée dans l’édifice aux mille visages de J.J.. Les effets électroniques, les synthétiseurs qui grondent sont légions et ne laissent que peu d’air à Doom pour respirer, s’accaparant tout l’espace pour noyer l’auditeur sous un milliard de détails, de breakbeats lourds, de scintillements de synthés et générer une réelle oppression musicale (‘Bite The Tong’, exemplaire) . Quand il ne s’agit pas de le bousculer totalement et le faire transpirer le micro en main en haussant le tempo plus que de raison (‘Banished’). Et puis il y a ces passages purement instrumentaux imaginés par J.J. et sa science dans la création d’environnements chargés de sens. A l’image de l’excellent ‘Viberian Sun Part II’ qui nous révèle un producteur aujourd’hui capable de rivaliser avec les meilleurs compositions du moment tout en intégrant une part de subtilité et de complexité jouissive à ses enregistrements.

Un disque qui a, avant tout, été pensé comme une oeuvre cohérente – une impression qui domine tout le long de l’écoute – à l’image des disques en duo les plus marquants de Doom pour lesquels ce dernier aura trouvé en permanence l’osmose nécessaire pour faire éclater le potentiel latent du couple de musiciens. De la même manière que pour Madlib, le duo qu’il forme avec Jneiro Jarel s’est construit sur une relation totalement équilibrée où les beats de J.J. définissent autant les espaces arpentés par les mots de Doom que ce dernier ne vient habiter ces mêmes productions pour leur donner le degré de vie nécessaire. Au point d’en oublier totalement les participations plus anecdotiques qu’autre chose de Thom Yorke, Beth Gibbons ou du gentil Albarn. Doom et J.J. sont dans cette sphère mentale qu’ils partagent et personne n’est habilité à y laisser une trace autre qu’un nom sur un tracklisting.

Evidemment, les textes de Doom délivrent la dose que l’addict vient chercher, la langue pendante. Cette impression persistante depuis quinze ans de voir Doom enchaîner des propos très simples mais carrément incompréhensibles par moments, enchaînant les phrases à double ou triple sens, les associations d’idées étranges, les jeux de mots incongrus et autres métaphores obscures. Combinés à ce talent hors-norme de parvenir à entrer et sortir du rythme du morceau à sa guise, donnant l’impression d’évoluer dans un univers temporel à part où son flow si particulier évolue comme un être vivant doué de conscience. Et lorsque Doom décide de quitter sa stratosphère pour se rapprocher un peu du quotidien, il porte ‘Borin Convo’ ou ‘Gov’nor’ pour revenir sur son interdiction de revenir aux Etats-Unis avec une pertinence pas si courante, même chez un rappeur comme lui. Et puis il y a ce ‘Winter Blues’, exercice singulier dans la carrière d’un rappeur qui s’est construit sur l’humour, le pastiche et la dérision avant tout. L’un des morceaux où Doom semble se révéler le plus, abordant les rapports physiques et leur importance cruciale, touchant de sincérité alors qu’il n’aurait été que cru et direct il y a encore 2 ans. Une réussite totale que l’on doit aussi à ce beat parfaitement ciselé par Jneiro Jarel, combinant des rythmiques lourdes à une section de cordes qui apportent ensemble un équilibre idéal pour les 4 minutes d’expression pure. Un morceau singulier mais que l’on retient sans doute comme un petit tournant dans la carrière d’un musicien pour qui la vie privée a presque toujours été son premier moyen de se différencier de la masse ; et ce depuis le décès de son frère Subroc tué par un automobiliste du côté de Long Island en 1993.

A chaque nouvelle apparition de Doom, il est devenu un rituel que de se demander s’il possède aujourd’hui les capacités pour rééditer une fois encore ses performances d’un “Madvillain”, d’un “Vaudeville Villain” ou d’un “Take Me To Your Leader”. A l’écoute de “Keys To The Kuffs”, à mesure que les morceaux défilent, inévitablement Daniel Dumile possède ce qu’il faut d’intelligence, d’imagination et d’envie de se dépasser pour ressortir un disque qui fera date. Encore faut-il parvenir à dénicher et utiliser à bon escient ce petit quelque chose qui fait la différence. “Keys To The Kuffs” échoue juste aux portes de cet eden musical où sont aujourd’hui enfermés pour toujours la poignée de disques qui auront contribué à apporter quelque chose de résolument différent au rap de la fin des années 90 et des années 2000. Essentiellement en raison de l’absence de 2-3 morceaux réellement emblématiques du disque, qui pourraient être élevés en tant que véritables icônes des 42 minutes de musique qu’ils prétendent représenter. Si Doom semble s’être retrouvé sur sa capacité à emmener l’auditeur dans une véritable saga dont il a le secret, il manque sûrement un peu de folie à ce disque parfaitement réalisé pour faire date. Et ce même s’il s’impose sans mal comme l’un des albums de rap les plus marquants de 2012 ; aucun doute là-dessus. Surtout, la sortie la plus convaincante de Doom depuis un long moment, loin devant “Born Like This” à mes yeux.

Pour autant, “Keys To The Kuffs” se révèle au fur et à mesure des écoutes comme un véritable grower aux anfractuosités invisibles à l’oeil nu lors les premiers instants. Et puis l’on plonge sans retenue, apprivoisant la construction du panorama musical et des multiples couches de sons utilisés par Jneiro Jarel pour des compositions pensées pour son compère d’un disque, lui laissant l’espace nécessaire à l’expression de son caractère particulier sans oublier d’appliquer sa personnalité propre, sur un terrain qui lui était partiellement étranger jusqu’alors. Plus loin encore, l’on découvre avec plaisir, le sourire au coin des lèvres, le sens des mots chez Doom, cet humour qui lui est propre dispersé aux quatre coins des 15 morceaux du LP ( ‘Wash Your Hands’, véritable hymne au manque d’hygiène en boîte). Une association sur laquelle n’importe qui aurait pu être un peu hésitant, n’en attendant pas beaucoup plus que le minimum syndical pour un disque qui aurait de toute façon reçu l’attention de la part des médias qui comptent, et des auditeurs les moins exigeants, et ce quoi qu’il contienne. Mais JJ Doom est un projet à classer parmi les réalisations les plus convaincantes de Doom, parfaitement soutenu par un Jneiro Jarel plus pertinent que jamais. Un exploit en soi qui ne fait qu’illustrer de la meilleure des façons cette inconstance par laquelle j’ouvrais mon papier. Les deux faces d’une même médaille capable de générer autant de frustrations pour un projet ultra-attendu que de singulières surprises pour un disque sur lequel on rechignait un peu à se jeter. A l’origine des émotions les plus fortes et les plus mémorables, quelle qu’en soit la nature.