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LA GUERRE D’UN SEUL HOMME : les bêtes sauvages de Cozarinsky

Sortie le 11 novembre 1982 - durée : 1h40min

Par Rachel Webb, le 30-08-2012
Cinéma et Séries

>> Ce texte est proposé dans sa version originale anglaise, et précédé de sa traduction française réalisée par Nathan.

Si Edgardo Cozarinsky est connu pour ses films de fiction — comme son premier film Puntos Suspensivos — tournés dans son Argentine natale, son seul film qui sort de la fiction est peut-être le plus complexe, en plus d’être le moins connu. Réalisé à Paris lors de son exil, La guerre d’un seul homme mêle les traumatismes de l’histoire de la France et de l’Argentine. La guerre d’un seul homme est fait exclusivement de films d’actualités apposées les uns avec les autres. Ces images produites par des compagnies françaises et allemandes pendant l’occupation ont été préservées pendant des décennies dans les Archives Nationales Françaises. Elles qui constituaient « l’actualité » dans les années 30 deviennent le terreau de la critique subtile et toujours aiguisée de Cozarinsky à propos de la dictature argentine qu’il a fui.

Au premier abord, La guerre d’un seul homme semble être un documentaire de guerre générique fait de courts extraits de la Seconde Guerre Mondiale mis bout à bout. Les soldats allemands dans leurs stricts uniformes marchent dans les rues de France alors que l’un d’eux pose une caméra pour enregistrer les événements. Dès le tout début, les images sont choisies en ayant conscience de leur statut d’Histoire. Le travail de la caméra — enregistrer le passé pour la postérité — est accentué par les titres tremblants qui flottent sur l’écran pour exposer la signification du film d’actualité lui-même. La vie du narrateur Ernst Jünger, officier allemand compatissant devenu pacifiste, est présentée avec des textes blancs plus nets qui défilent sur l’écran noir. Tous ces artefacts historiques — l’uniforme du début du XXe siècle, la caméra antique du soldat et le noir et blanc du film d’actualité lui-même — assurent au spectateur qu’il s’agit bien d’un documentaire.

Néanmoins, Cozarinsky ne se contente pas de construire un simple film de guerre. Au début, les images semblent suivre le récit des journaux de guerre de Jünger — récités brillamment par Niels Arestrup. On est en 1942 et la caméra erre dans les rues de Paris pendant que Jünger décrit ses activités de tous les jours : fréquenter des cafés populaires et assister à l’exécution d’un traître. Les minutes défilent cependant, et une sorte de déséquilibre s’installe. Les images et la bande-son deviennent désynchronisées, comme si les deux s’étaient décollées et que les images étaient autorisées à laisser la narration derrière elles. En voix off, Jünger décrit son dégoût pour la violence et se demande s’il doit être présent ou non à une autre exécution. Au lieu des soldats, des tirs de pistolets et des rues parisiennes, Pétain surgit sur l’écran. Il rencontre les officiels français comme les forces occupantes, et la voix autoritaire d’un film d’actualité interrompt les souvenirs de Jünger pour célébrer avec joie le courage de Pétain, qui dirige une nouvelle Nation Française. Soudain, l’exécution à venir d’un homme anonyme devient l’exécution de la France, sous la poigne ferme de Pétain et Laval. Il y a maintenant deux voix dans le film, si l’on peut dire : celle de Jünger qui devient de plus en plus perspicace, et celle d’un narrateur sans nom, constituée des narrateurs des différents films d’actualités montés ensemble, qui crache la propagande du régime de Vichy.

La guerre d’un seul homme critique la violence, la rhétorique nationaliste et le traumatisme infligé par le gouvernement de Vichy en forçant le spectateur à reconnaître les « erreurs » dans les cahiers de l’Histoire écrite par la propagande des films d’actualités. Armés de notre recul historique, voir un film d’actualité affirmer que l’occupation de l’Allemagne renforce la France et offre une « Europe nouvelle » diffère avec la compréhension contemporaine de la deuxième guerre mondiale. Non content de sa condamnation du régime de Vichy, Cozarinsky dessine un récit qui souligne la nature sauvage de la guerre et du fascisme. Des images de femmes en beauté affichant les nouvelles tendances parisiennes — et s’accommodant bien sûr de la pénurie de la guerre en substituant le cuir par du papier et les talons en métal par du verre — contrastent avec les images lancinantes des camps de concentration. Une telle juxtaposition de la culture populaire et consommatrice avec la mort permet un aperçu des parts les plus sombres du régime, images qui s’infiltrent peu à peu dans des bobines autrement pro-Vichy. Des corps affamés sont empilés comme des brindilles, les politiciens font rapidement mention de la suppression des « infiltrés » juifs au Vél d’Hiv, et les nurses de l’armée allemande distribuent de la nourriture tout en refusant de reconnaitre à quel point la faim frappe la France. « Comment de tels crimes peuvent être commis au nom du patriotisme ? » demande un des narrateurs des films d’actualités. Cette question, bien que posée en critique des guérillas de la résistance française, est détournée de son objet originel pour mettre des mots sur le dégoût de Cozarinsky pour la violence organisée par l’État. Les bêtes sauvages de la Seconde Guerre Mondiale ne sont pas les militants soviétiques ou les forces alliées comme Vichy le proclame. Elles pourraient en fait être les hommes en uniformes.

La critique du régime de Vichy s’avère au final seulement superficielle. Alors que les images d’archives montrent une France occupée et que le film discute de l’histoire de l’Europe, La guerre d’un seul homme est surtout une allégorie du traumatisme national argentin lors de la période de terrorisme d’État connue comme la « guerre sale ». Entre 1976 et 1983, l’Argentine a été témoin de disparitions, de tortures et de meurtres de dizaines de milliers de citoyens sous la junte militaire. Si la violence du gouvernement envers les forces anti-péronistes a commencé avant l’arrivée de la junte de Videla, la « guerre sale » a systématiquement terrorisé et supprimé chaque menace potentielle pour la dictature militaire. Vu à travers le cadre de l’histoire argentine, la violence nationaliste de Vichy devient un double des atrocités que Cozarinsky ne pouvait pas évoquer dans son pays natal. La rafle des juifs au Vél d’Hiv et les incarcérations des dissidents communistes pendant les années 30 deviennent des métaphores des disparitions massives de juifs, de syndicalistes et d’autres civils innocents en Argentine. La juxtaposition insistante du consumérisme en temps de guerre et de la violence de l’État contre les civils est aussi un commentaire fort sur l’utilisation de la consommation par la junte : un moyen de distraire du politique et de la terreur du régime.

La guerre d’un seul homme dépeint le passé, mais fait écho avec le présent de telle manière que le temps et l’histoire deviennent fluides. Face aux films d’actualités officiels, ouvertement en faveur du nazisme, notre compréhension du passé se confronte aux « certitudes » du passé. Aujourd’hui, des images de foules françaises attendant der Führer avec cris et acclamations est considéré comme une erreur politique. Tout comme des politiciens vantant les mérites du régime de Vichy. Mais seul le recul permet de reconnaître ces erreurs. La critique politique double de Cozarinsky — de la dictature des années 70 en Argentine à travers l’allégorie de Vichy — fonctionne à cause de ce recul, tout comme la déconnexion entre ce qui est entendu — la voix de Jünger et la narration des actualités — et ce qui est vu. Ces deux procédés nous forcent à remettre en question le récit présenté à l’écran. Le dégoût de Jünger pour les « bêtes sauvages » dans une ligne de son journal accentue la critique d’une morale malade et de la guerre. Même si les bêtes sauvages restent non identifiées.

While Edgardo Cozarinsky is renowned for his fiction films (including his first film Puntos Suspensivos) within his native Argentina, it is his only non-fiction film that is perhaps the most noteworthy, albeit least well known. Compiled in Paris during his exile in France, French and Argentine histories of trauma are intertwined in La guerre d’un seul homme. La guerre d’un seul homme consists entirely of edited newsreel footage, produced by French and German companies during the occupation of France and preserved for decades in French national archives. Images that once constituted ‘the news’ in the 1930s become the fodder for Cozarinsky’s subtle yet razor-sharp critique of the Argentine dictatorship he fled from.

At first, La guerre d’un seul homme appears to be a generic war documentary – stitched together from fragments of original footage from World War II. German soldiers in rigid uniforms march through the streets of France in the first scene, while one soldier poses with a camera recording the events. From the very beginning, the images are chosen with a conscious sense of their own status as history. The camera’s job to record the past for posterity is further accentuated by the shaky film titles that float onto the screen to describe the significant of the newsreel itself. The life of the film’s narrator, the sympathetic German officer turned-pacifist Ernst Jünger, is also introduced with additional stark white text, rolling over a black screen. All these historical artifacts — the early twentieth century uniform, the soldier’s antique camera, and the black-and-white newsreel itself — assure the viewer that this is a documentary.

Cozarinsky, however, is not content to build a simple war film. At first, the images appear to comply with Jünger’s narrative — performed by Niels Arestrup, a recognizable French actor in his own right — of selections from his wartime diary. The year is 1942, and the film roams the streets of Paris through the newsreel images as Jünger describes his everyday activities: meeting with Parisian intellectuals, frequenting popular cafés, and being force to witness the execution of a traitor. As the minutes tick by, something within the film becomes unbalanced. The images and soundtrack appear to become unsynchronized, as if the two have become unstuck and the image-track is allowed to leave the narration behind. Jünger’s voice-over, describing his distaste for violence, debates whether he must be present at another execution. Instead of soldiers, gunfights or Parisian streets however, the image of Maréchal Pétain looms on screen. He meets with French officials and occupying forces alike, and an authoritative newsreel voice intersects Jünger’s reminisces to joyfully celebrate Pétain’s brave leadership of the new French nation. Suddenly, the upcoming execution of an unnamed man threatens to become the execution of France, under the firm hands of Pétain and Pierre Laval. There are now two “voices” in the film, so to speak: that of Jünger who becomes increasingly perceptive, and that of nameless narrator (edited together from multiple newsreel narrators) who spews pro-Vichy propaganda.

La guerre d’un seul homme critiques the violence, nationalist rhetoric, and trauma inflicted by the Vichy government by forcing the viewer to recognize the ‘mistakes’ in the historical record proposed by the pro-occupation newsreels. Armed with historical hindsight, the newsreels’ assertions — ‘Germany’s occupation will strengthen France and build a new, united Europe’ — increasingly divert from our contemporary understanding of the Second World War. Not content with his condemnation of Vichy France, Cozarinsky also carefully shapes a narrative that increasingly highlights the savage nature of war and fascism. Footage of beautiful women displaying the latest Parisian fashions — accommodating the war shortages, of course, by substituting paper for leather and glass heels for metal ones — clash with the haunting images of concentration camps. Such juxtapositions of consumer and popular culture with images of death allow glimpses of the darker side of the regime to seep into the otherwise pro-Vichy archival footage. Starved bodies are stacked like cordwood, politicians briefly reference a suppression of Jewish ‘infiltrators’ in Vel’ d’hiv, and German army nurses hand out food while refusing to acknowledge the extent to which hunger stalked France. « How can such crimes be committed in the name of patriotism ? » (« Comment de tels crimes peuvent être commis au nom du patriotisme ? »), demands one of the newsreel narrators. This question, although voiced in opposition to the guerrilla warfare of the French resistance, is turned against its original purpose to voice Cozarinsky’s own disgust with state-sponsored violence. Les bêtes sauvages of World War II are not the militant Soviet forces or the Allied forces as the Vichy newsreels proclaim but could instead be all men in uniform.

The critique of Vichy France is ultimately only a superficial one. While the archival footage depicts occupied France and the film discusses European history, La guerre d’un seul homme is as much an allegory of Argentina’s own national traumas during the period of state terrorism known as the Dirty War. From 1976 to 1983, Argentina witnessed the disappearance, torture, and murder of tens of thousands of citizens under the military junta. While governmental violence against anti-Péron forces began prior to the junta lead by Videla, the Dirty War systematically terrorized and suppressed all elements potentially threatening to the military dictatorship. When viewed through the framework of Argentina’s history, the nationalist violence by Vichy France doubles for those atrocities Cozarinsky could not speak of in his native country. The roundup of Jews at Vel’ d’hiv and the imprisonment of Communist dissidents during the 1930s become metaphors for the widespread disappearances of Jews, trade unionists, and other innocent civilians in Argentina. Pétain’s nationalist rhetoric in favour of a ‘united’ Europe under Nazi Germany speaks to the junta’s right-wing nationalism that forced artists and filmmakers into exile and lead to executions of the opposition. Cozarinsky’s insistent juxtaposition between wartime consumerism in Paris and state violence against civilians is also a stark comment on the junta’s own use of consumerism to distract from the politics and terror of the regime.

La guerre d’un seul homme depicts the past, but reverberates with the present in such a way that time and history become fluid. Faced with official newsreels blatantly sympathetic to Nazism, our understanding of the past is confronted by the ‘certainties’ of the past. While images of screaming and waving French crowds awaiting der Führer and of politicians pontificating upon the merits of the Vichy regime are now considered political mistakes, we can only recognize them as such now because of historical hindsight. The double political critique — of the 1970s Argentine dictatorship through the allegory of Vichy France — works because of this hindsight, and because of the disconnect between what is heard — Jünger’s and the newsreel narrations — and what is seen. This disconnect therefore forces us to question all the narratives presented on screen. Jünger’s disgust for “les bêtes sauvages” in one diary entry underlines Cozarinsky’s criticism of moral sickness and warfare on the one hand, though who exactly are the wild beasts remains unidentified.