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La mascarade orchestrée par Lil B est terriblement maligne. En faisant de lui un gentil escroc en même temps qu’un « meme » particulièrement viral, il est aux portes de l’impensable : devenir un géant du hip-hop sans avoir sorti un seul disque marquant. Pas de « masterpiece » traîné à la cheville, pas le moindre tube fédérateur, son œuvre est une succession intensive de mixtapes inégales et de projets farfelus. Comment dire le contraire ? Lil B est une arnaque, mais une arnaque tellement déglinguée qu’elle attire la sympathie.

Ses faits de gloire ? Des disques de new-age-hop d’une qualité grotesque, une auto-promotion ridiculement poussive, des lyrics répétitives et pauvres à en mourir. Et puis un projet sonore absolument illisible, un flow étonnamment moyen, une frénésie créatrice enfantine et indigeste. Tous les potards sont au max : Lil B est bien le dernier des débilos.

Le bonhomme fait pourtant preuve de génie. Et cela tient à la radicalité de sa démarche. Quand on le sent en train de patiner et que le public commence à être gavé, il ne fait pas marche arrière, au contraire, il en remet une couche, et une sévère.

Lil B vit dans une trépidante fuite en avant. Alors qu’on le pensait au départ simple manipulateur teigneux et community manager avisé, il s’est au fur et à mesure transformé en véritable tête chercheuse incontrôlable. Est maintenant loin derrière lui le temps du trublion de Myspace en quête de notoriété, le Based God est depuis devenu un aventurier de l’extrême, un explorateur du vide. Trop rapide, trop productif, il sature tellement le temps et l’espace qu’il s’est coupé de son public. Page Wikipedia obsolète, sites de fans qui tiennent pas la distance, sites officiels qui eux-mêmes prennent un train de retard ; Lil B est en peu de temps passé du statut de Prince de l’Internet à celui de personnage impénétrable dont la frénésie marketing est devenue pure abstraction.

On doit forcément détester Lil B si l’on se positionne comme amateur de hip-hop à l’ancienne, c’est-à-dire si l’on est attaché à la valeur formelle de son œuvre et à sa « street credibility ». Mais si on sort le bonhomme de la pesante histoire du rap et qu’on l’envisage sous l’angle de l’hypermodernité, Lil B fout les jetons. Tel un Kirby version petit black minable, il se gonfle de tous les symptômes de sa génération US pour s’envoler en solitaire dans les cieux les plus inexplorés. Lil B combine la démesure de Kanye West sans l’ambition créatrice et l’egotrip intimiste de Lil Wayne sans la qualité des textes. Et ces écarts avec les étalons du genre sont justement son fond de commerce, ce qui lui donne ce statut hybride de personnage pathétique mais fascinant.

Prenons l’exemple de sa couleur musicale. Bien qu’il se proclame à l’instar de Kanye West véritable conquistador du son, il ne cherche surtout pas à en faire la preuve. Des idées, il en a, mais l’envie d’en découdre pour bosser dessus, beaucoup moins. Ainsi, c’est presque fortuitement que Lil B est devenu un promoteur du cloud-rap (ce néo-genre rempli de beats new-school et de samples vaporeux), car rien chez lui ne témoigne d’un véritable activisme autre que celui du nombril. Ecouter une tape du Based God, c’est surtout comme faire des allers-retours dans un vide greniers : on croise beaucoup de merdes, on en voit de toutes les couleurs, et de temps en temps, on déniches quelques perles. Aucune unité stylistique car par définition c’est le foutoir, la succession anarchique (et parfois vivifiante) de séquences émotions et d’imitations gangster, de sonorités aventureuses et d’instrus baclées.

Et ce n’est pas côté textes qu’on retrouve plus de constance. Si Lil B a plusieurs fois étonné par sa poésie égotiste branchée aux hashtags en vogue, son imagination a des limites. Beaucoup de limites… On se retrouve même parfois gêné – le même type de sensations qu’on éprouve devant Confessions Intimes – : embarrassé par le néant qui parade devant nos yeux ou nos oreilles. Des titres entiers ne tiennent que sur la répétition de « Based God! », « Bitch! » et « Swag! » couplé au nom de la mixtape. C’est navrant et en même temps presque inédit : chez Lil B l’amateurisme fait oeuvre, le bon cotoie le mauvais en dessinant des figures extraordinaires.

Pour ceux qui ne l’auraient pas encore fait, je vous invite au moins à parcourir sa God’s Father mixtape – sans doute sa meilleure sortie. En arpentant comme il se doit les deux heures de celle-ci, on arrive mieux à saisir toute l’ambiguïté du personnage. Tantôt précis et pertinent, tantôt délirant, Lil B y apparaît comme un dérangé affectueux, un visionnaire débile dont on ne sait jamais s’il est plus proche d’Amandine du 38 ou du théâtre de l’absurde de Beckett ou Ionesco. Une énigme, en somme, qui par sa volatilité et sa démesure n’est pas prête d’être résolue.

Télécharger la God’s Father mixtape.