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LE SERMON SUR LA CHUTE DE ROME de Jérôme Ferrari : prêcher dans le désert…

Par Anthony, le 13-09-2012
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2012' composée de 8 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2012. Voir le sommaire de la série.

Les hommes s’inventent des mondes, imaginent un rôle de premier plan dans leurs propres petites utopies personnelles, puis, fatalement, confrontés à la réalité inexorable de leurs faiblesses et de forces qui leur sont supérieures, finissent par se laisser engloutir. Il en va ainsi des hommes comme du monde, gouvernés par des cycles qui portent en eux la naissance et la mort. Une sentence irrévocable pour les corps et les âmes.

Car, pour citer déjà la première phrase de Jérôme Ferrari dans son avant-dernier roman Un dieu un animal : « Bien sûr, les choses tournent mal ».

C’est à peu près en ces termes que le regard de Jérôme Ferrari se porte sur la nature humaine, roman après roman. A chaque fois, nous sommes prévenus : le suspense du dénouement n’a pas besoin d’être ménagé, car c’est l’enchaînement des événements qui nous y amènera qui fait l’objet chez Jérôme Ferrari d’une démonstration implacable. Et tout le plaisir vaguement masochiste de la lecture du Sermon sur la Chute de Rome réside en cette subtile et maudite mécanique.

D’abord, Marcel Antonetti. L’ancêtre, le grand-père corse. Un homme né sur les ruines de la guerre de 14-18, qui contemple dès le début du roman la seule photo de famille dont il dispose, une photo dont il est absent. Car il n’est pas encore né. La vie de Marcel se fondera sur le constat de cette absence, et malgré tous ses efforts pour embrasser le monde et y imposer sa propre existence, il n’y parviendra pas. A ses propres yeux, il restera cet enfant absent de la photo de famille… Le récit de la vie de Marcel ponctuera tout le roman et le clôturera, confirmant le propos des 200 pages précédentes…

Ensuite, Matthieu, le petit-fils de Marcel, et son ami Libero, partis eux aussi conquérir le monde en poursuivant des études de philosophie à Paris. Libero y consacre son mémoire de master à Saint Augustin, tandis que Matthieu s’intéresse à Leibniz. Leibniz… Vieille connaissance des fiches de révision du Bac Français, cet Allemand, couteau suisse du savoir occidental du XVIIème siècle, fût caricaturé par Voltaire dans Candide sous les traits de Pangloss et affublé de cette inénarrable  maxime : « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Cette précision, discrètement apportée sur Matthieu en début de texte, prendra plus tard une signification malicieuse.

Mais étudier la philosophie dans le monde moderne… comment dire… « L’ambiance de dévotion qui régnait dans la salle poussiéreuse de l’escalier C où on les avait relégués ne pouvait dissimuler l’ampleur de leur déroute, ils étaient tous des vaincus, des êtres inadaptés et bientôt incompréhensibles, les survivants d’une apocalypse sournoise qui avait décimé leurs semblables et mis à bas les temples des divinités qu’ils adoraient, dont la lumière s’était jadis répandue sur le monde. ». Les lumières se sont éteintes sur le monde, qu’importe… Il y en a quelques-unes à rallumer dans le bar du village corse dont sont originaires Libero et le grand-père de Matthieu.

Car, croyant se bâtir le monde qu’ils méritent, leur meilleur des mondes possibles, Matthieu et Libero vont reprendre la gérance du bar laissé en rade par leurs incapables prédecesseurs…

Petit à petit, imperceptiblement, Jérôme Ferrari va planter des pierres dans le jardin des deux amis, transformant le petit eden d’une saison touristique en lieu de déchéance et de désastre. Mais fiez-vous aux Anciens, jeunes gens ! Ce qui est bâti par les hommes est détruit par les hommes : Saint Augustin lui-même ne dit rien d’autre lorsque ses ouailles s’émurent de la destruction de Rome par les Barbares…

Dans la chronique d’une mort annoncée de ce petit rêve éphémère, Libero seul prendra conscience du destin funeste de leur entreprise, après qu’avec Matthieu, ils aient laissé différents loups entrer dans leur bergerie. Car « chaque monde repose sur les centres de gravité dérisoires dont dépend secrètement son équilibre.(…) Matthieu (…) ne sentait pas les subtiles vibrations du sol sur lequel courait un réseau de fissures dense comme la toile d’une araignée. ». Des filles faciles, des bons à rien, des pique-assiettes, des abrutis… viendront ébranler le fragile édifice de Libero et Matthieu, jusqu’au fatal effondrement.

Jérôme Ferrari parvient à donner une dimension tragique à son roman sans effets de manche, sans user de péripéties spectaculaires. Tout son art est dans la maîtrise de la lente et irréversible spirale. Le simple enchaînement des faits, frappés de cette malédiction prédite dès l’exergue du roman, nous entraîne dans cette chute jouée d’avance, sans que l’on puisse imaginer ou même supposer qu’une autre issue ait pu être envisageable. La seule lueur d’espoir, la seule lumière qui reste présente dans Le Serment sur la Chute de Rome, c’est surtout le personnage d’Aurélie, la sœur de Matthieu, qui va assister impuissante à la dégringolade de son frère. En gardienne de valeurs morales devenues rares, elle le rappelle, au moment de la maladie de leur père, à un sens des responsabilités dont il ne peut s’exonérer s’il souhaite se montrer digne de son humanité. Peine perdue : Matthieu sera, du début à la fin du roman, dans un mauvais timing permanent…

Jérôme Ferrari, nourri des lectures de textes sacrés ou de Dostoïevski, questionne roman après roman ce qui fait la matière de l’âme humaine, observant sa vaine tentative de se rendre indispensable à un monde qui n’en a que faire. Organisant la cohabitation de ceux qui perdent pied et de ceux qui surnagent, Jérôme Ferrari décrit dans son œuvre la lente pourriture des corps, des esprits et des mondes qui les accueillent, dans une langue solennelle et des phrases qui n’hésitent pas à partir dans de longues apnées. Il donne du souffle à des vies qui en manquent cruellement et qui expirent dans le silence qui suit la fermeture de la dernière page.

De toute façon, c’était écrit d’avance.