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Les vérités dérangeantes de David Grann

Par Dominique K, le 05-09-2012
Littérature et BD

Le fait divers fait-il partie de votre univers personnel ? Oui ? Non ?

Il ne demande généralement pas beaucoup d’imagination à celui qui le lira ou l’entendra. Par contre, la charge émotionnelle qu’il suscite peut vite prendre des proportions bibliques. Nos souvenirs sont imprégnés de ces grandes affaires qui ont défrayées la chronique : de l’affaire Gregory à l’affaire Merah, nous sommes régulièrement tous confrontées à ce bref moment d’irréalité, qui fait basculer la vie d’un homme.

Personnellement, je n’ai jamais lu la rubrique des Chiens Ecrasés dans un quotidien et lorsqu’un événement de ce type arrive, ma première réaction est toujours de lever les yeux au ciel, en murmurant un “Mon dieu…” accablé. Ce n’est pas le fait divers en lui-même qui provoque cette réaction mais plutôt ce qui va suivre : le déchaînement passionnel et les réactions à chaud me poussent à juger le comportement de mes contemporains sans complaisance. Comme cette attitude n’est guère plaisante, j’ai appris à fermer mes oreilles pour ne plus être à la fois juge et partie de ces états passionnels. Mais en littérature, il faut savoir de temps en temps passer outre ses réticences et tuer le père. Le fait divers en littérature n’amène jamais son lecteur à être conforté : il sera toujours confronté à ce que l’âme humaine a de plus sale et de tordue. Lorsqu’il aura fini sa lecture, il devra vivre avec le sentiment très mitigé d’être à la fois un peu voyeur, un peu voyou, un peu fasciné et un peu révolté. Et en lisant les deux petits livres de David Grann, publié par les éditions Allia, je n’ai pas échappé à cet état très dérangeant.

La faute en incombe essentiellement à l’excellente revue Feuilleton qui dans la livraison de son deuxième numéro me fit découvrir ce journaliste américain au travers d’un reportage qu’il mena au Guatemala sur le meurtre organisé par la victime sur sa propre personne, pour le compte du magazine The New Yorker. L’histoire me fascina littéralement, je voulus en savoir plus.

Meurtres, accidents tragiques, scandales, crimes odieux, histoires extraordinaires et même invraisemblables, la panoplie de faits divers semble inépuisable pour David Grann. En faisant de ce type d’événements son cheval de bataille, il l’a érigé en genre littéraire. Le journaliste a en effet développé un style précis tout en construisant ces histoires vraies comme un polar. Nous lisons ses enquêtes policières minutieuses comme nous lirions un bon Simenon ou plus proche de nous un Antoine Bello. David Grann a, en plus, comme très grande qualité de ne pas se contenter des archives et des articles de presse mais d’aller à la rencontre des témoins, des enquêteurs, des membres des familles des deux partis et des “criminels” lorsque ceux-ci sont encore en vie. Il se livre à de véritables contre-enquêtes pour éclairer tel ou tel fait divers sous un jour nouveau. Le format proche de la nouvelle l’oblige à aller à l’essentiel, il n’y a pas dans ses histoires d’analyse psychologique des comportements de chaque protagoniste. Il ne s’attache qu’aux faits et à leur analyse, et laisse le soin au lecteur de juger sur pièces. Il emploie rarement le je et ne se met aucunement en scène, mais il construit de telle façon ses articles que l’on sait quel parti pris il prend et in fine quelle est son opinion.

Pour exemple, dans Trial By Fire, David Grann enquête sur l’incendie qui coûta la vie aux trois enfants de Cameron Todd Willingham, condamné à mort pour ces faits et exécuté en 2004 par injection léthale. Est-il besoin de préciser que cette histoire se passe au Texas, état qui ici en France n’est vraiment pas en odeur de sainteté ? Convaincu de l’innocence de Willingham, David Grann va mener, cinq ans après l’exécution, une enquête qui dénouera un par un tous les fils du procès. Il ressort le dossier, retrouve les témoins, les avocats et les experts de l’époque pour démonter toutes les conclusions du procès, à commencer par l’enquête bâclée menée par les deux experts en incendie le matin de l’accident mortel. Leurs impressions et observations non scientifiques appuyées par quelques témoignages douteux – dont celui d’un psychiatre qui n’aura jamais osculté Willingham – conduiront dans le couloir de la mort cet homme.

Ni la nouvelle expertise en 2003 d’un scientifique reconnu qui conclura définitivement à un accident et fera passer les deux experts texans pour des guignols complets, ni la rétraction d’un témoin capital ne sauveront la tête de Cameron Todd Willingham. Le Texas exécuta le 17 février 2004 une personne innocente dans les faits et en droit. Cette justice texanne est mise en scène par David Grann dans ses atours les plus révoltants : implacable, ne se remettant jamais en question, froide et tortionnaire. Et si certaines personnes ont besoin encore d’être convaincues, j’ai trouvé que son Trial By Fire était un vibrant plaidoyer contre la peine de mort au travers d’un récit juste, précis et au final poignant.

Il en est autrement dans l’autre histoire, Le Caméléon. Si Trial By Fire est un véritable parti pris, cet autre récit s’attache plutôt à comprendre l’esprit humain dans ce qu’il a de plus tordu et pervers, mais toujours dans ce souci de respecter les faits tout en enquêtant minutieusement sur les événements.

Le Caméléon relate l’histoire de Frédéric Bourdin, qui défraya il y a quelques années la chronique. Mythomane avéré, ce jeune homme mystifia longtemps plusieurs personnes en endossant des rôles de jeune adolescent et en se faisant passer pour ce qu’il n’était pas. Fasciné certainement par le personnage, David Grann nous raconte comment ce garçon réussit à s’intégrer dans une famille américaine en se faisant passer pour leur fils disparu trois ans auparavant. Faut-il préciser que Frédéric Bourdin est français, brun aux yeux marrons ? Et le fils disparu est américain, blond aux yeux bleus ? Qu’importe, il se teint en blond, raconta une histoire abracadabrante sur la couleur de ses yeux pour convaincre ladite famille qu’il était bien celui qu’ils avaient cru ne plus jamais revoir. Accueilli à bras ouvert, il manipulera ainsi tout l’entourage, sauf le frère aîné qui fut le dernier à avoir vu son véritable frère vivant. Frédéric Bourdin sera démasqué à cause de son accent français par un policier qui travaillera main dans la main avec le FBI (Bourdin était recherché par Interpol) et par la mère de famille qui avouera qu’elle avait toujours eu un doute.

En 88 pages, le journaliste américain raconte l’histoire de cette manipulation hors-norme avec un certain détachement. Tout au long de la lecture, j’ai senti que le cas Bourdin n’était qu’un prétexte pour mener une contre-enquête sur la disparition de Nicholas, le fils fugueur. Grann éprouve une certaine fascination pour le Caméléon mais comme d’habitude, il ne juge pas cet homme.  Sa plume reste toujours mesurée, presque en retrait parfois, comme si montrer un trop plein d’affection pour cet homme brisé psychologiquement ferait pencher la balance de la compassion en sa faveur. Subrepticement, David Grann nous demande plutôt de nous interroger sur la famille du disparu. Comment les parents du jeune fugueur américain ont-ils pu croire un seul instant que Frédéric Bourdin était leur fils et frère ? L’enquête se déplacera sur eux : avaient-ils un intérêt à faire croire que ce dernier était bien Nicholas ? Qu’est-il advenu de Nicholas ? A-t-il vraiment fugué ou est-il mort assassiné ? Le comportement étrange du frère aîné donnera aux enquêteurs toutes les raisons pour enquêter sur cette dernière piste. Mais sa mort par overdose et le peu d’indices recueillis enterreront l’affaire et personne ne sera inculpée. On ne sera jamais ce que Nicholas est devenu.

Deux histoires uniques, deux faits divers qui nous interpellent sur les travers de l’âme humaine : d’une part la suffisance crétine d’un système qui envoie un homme à la mort et d’autre part la mystification levée au rang d’art. De la stupéfaction à la fascination, ces deux longs articles de David Grann posent la même question : jusqu’où l’homme est capable d’aller pour duper les autres d’une façon ou d’une autre, même lorsqu’il a tort ?