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TEMPÊTE SOUS UN CRÂNE : radiographie d’un sacerdoce

Sortie le 24 octobre 2012 - durée : 1h18min

Par Thomas Messias, le 25-10-2012
Cinéma et Séries

Qu’on me permette exceptionnellement d’employer le “je”, pronom personnel que j’abhorre dès qu’il s’agit de se frotter à la critique ou à la chronique cinématographique. C’est que je ne parviens pas à voir Tempête sous un crâne comme une œuvre de cinéma. Comprenez, je ne joue pas dans ce film, mais ce film parle de moi. Ce serait tricher que d’en parler sous un point de vue de pur spectateur-analyste, comme je le fais habituellement. Tout à fait recommandable, pas loin d’être divertissant, le doc de Clara Bouffartigue constitue la réponse idéale aux questions posées par ceux qui s’interrogent sur le contenu de mes journées de travail, sur mon quotidien de prof en collège dit sensible. Comme les deux enseignantes au centre du film, je tente chaque jour de faire utiliser un peu de leur matière grise à des jeunes gens de 10 à 15 ans dont les principales préoccupations sont très éloignées du théorème de Pythagore et de la concordance des temps. Comme les élèves du collège Joséphine Baker de Saint-Ouen, les rejetons dont j’ai la charge sont confrontés aux mêmes difficultés que tous les ados de leur âge, mais une partie d’entre eux a des chats supplémentaires à fouetter. Familles dysfonctionnelles, misère sociale et culturelle, absence de repères et de considération, et la délinquance qui guette… Dans ce genre d’établissement, le rôle du prof consiste à trouver l’équilibre idéal entre la gestion du groupe et celle de l’individu, le respect des programmes et la prise en compte du niveau souvent désastreux de ces élèves-là. À travers sa matière, et sans les braquer, il faut apprendre à ces jeunes comment se comporter en société, sur quoi se base le respect de l’autre, quelles sont les fondations d’une vie d’adulte pas trop pourrie… Être enseignant au collège Joséphine Baker ou dans celui où j’exerce, c’est d’abord faire du social, aussi fourre-tout soit ce mot.

Alors, sans complaisance ni jugement moral, Clara Bouffartigue a posé sa caméra dans deux salles de classe, suivant pendant un an une vingtaine d’élèves de quatrième au gré de leurs cours de français et d’arts plastiques — ce n’est pas encore cette fois que les professeurs de mathématiques, dont je suis, auront l’occasion de démontrer que leur discipline n’est pas forcément aussi traumatisante qu’on le dit. Aucun commentaire, aucune date : le superflu est proscrit au profit d’une observation discrète et appliquée du fonctionnement de la quatrième C, troupeau désordonné que deux bergères nommées Alice et Isabelle tentent de hisser vers les sommets. Un travail éminemment politique : il s’agit de gérer une mini-société dans laquelle il faut donner corps au collectif tout en ne méprisant jamais l’impact des individualités qui le composent. Le regard de la réalisatrice fait du bien : elle mêle le positif et le négatif, les tentatives fructueuses de faire évoluer les élèves comme que les grands moments de solitude, la frustration de voir une jolie séance réduite en miettes par une forte tête que rien n’arrête, l’envie permanente d’en découdre, encore et toujours… Tempête sous un crâne a le mérite de montrer à quel point ce métier peut être chronophage et épuisant, montagne russe perpétuelle dans laquelle rien n’est jamais acquis mais où les petites victoires prennent parfois le pas sur les grandes défaites.

Pas sûr que ce film puisse donner envie d’être prof. On n’y comprend que trop bien l’immensité de la tâche à accomplir par le personnel d’éducation, et la reconnaissance ridicule qu’il reçoit en retour de la part des élèves ou de l’opinion publique. C’est un métier qui pousse à être humble : on peut donner le meilleur de soi pour obtenir peu, mais ce peu-là a de quoi faire la différence. Quand Alice, la prof de français, pousse son analyse de texte jusqu’à des sommets d’interprétation échevelée — le glaïeul vu comme un substitut du glaive pour une simple question d’étymologie —, elle se doute bien qu’elle va perdre 95% des élèves qui l’écoutent vraiment, lesquels n’étaient déjà pas très nombreux. Mais elle le fait quand même, refusant le piège du nivellement par le bas, montrant à ces collégiens qu’elle croit en leurs facultés d’analyse et de compréhension, qu’elle peut aussi leur parler comme à des adultes capables de saisir les mille finesses d’un sonnet de Rimbaud. Gentils timides ou grandes gueules, les élèves du collège Baker souffrent tous sans le savoir d’un mal universel : le manque d’estime de soi. Parce qu’ils sont nés en Seine Saint-Denis, parce que beaucoup ont vu leurs parents échouer aux portes du monde du travail et abandonner peu à peu toute tentative d’accomplissement personnel, ils ne se font aucune illusion : ils sont médiocres et ils le resteront, pensent-ils.

La quête est noble, les résultats forcément mitigés, et la tranquillité jamais de mise. Il faut composer avec quelques élèves tellement en détresse que leur seule façon exister consiste en un sabordage conscient de leur propre scolarité et de celle de leurs camarades. C’est le cas de l’un des élèves particulièrement ciblé dans le film, dont il semble impossible d’obtenir les gestes les plus élémentaires : rester assis plus d’une minute, tenter de se mettre au travail, faire preuve d’un peu d’attention à l’égard du professeur… Alors, parce que la négociation permanente finit par être vaine, parce que ce garçon-là ne peut pas accaparer tout le personnel enseignant au détriment du reste de la classe, c’est lui qui gagne, au moins temporairement. Il circule dans le collège en toute impunité, se présente en cours lorsqu’il le souhaite, n’entre parfois dans l’établissement que pour y régler des petits business pas de son âge. Que faire contre ça ? Rien de radical. Le fameux conseil de discipline ne règle pas souvent grand chose, les punitions n’ont plus d’effet sur un jeune homme qui aura rapidement à faire à la police s’il poursuit dans cette voie… À travers cet échec-là, qui rend professeurs et dirigeants aussi impuissants que tristes, la réalisatrice entend bien ne pas faire du système scolaire un moule adapté à tous, une formidable école de la vie qui permet à chacun de trouver sa place tôt ou tard. Cette franchise est une qualité étincelante, d’autant qu’elle s’accompagne de facettes bien plus positives.

Car Clara Bouffartigue montre aussi des élèves heureux d’apprendre et de créer, de construire et de se construire. C’est notamment le cas dans le cours d’arts plastiques mené avec autorité et douceur par Isabelle, qui propose chaque nouvelle activité comme un défi que tous ou presque semblent heureux de relever. Alors, appliqués et créatifs, ils oublient les nuages noirs qui menacent leurs vies, l’avenir si peu rassurant. Ils font du bruit, et c’est éreintant, mais ils existent. Comme Entre les murs, mais d’une façon moins contestable, moins idéaliste, Tempête sous un crâne fait du collège un lieu d’échange où les couacs sont nombreux mais où les occasions de s’affirmer sont nombreuses. La différence avec la Palme de Laurent Cantet tient au refus de scénariser les situations — si ce n’est dans une brève séquence de lettre ouverte, explicitement mise en scène — : les heures de cours ne sont pas autant de joutes verbales, le tapage provoqué par certains élèves ne se dissipe pas en un claquement de doigts. Le film est d’une honnêteté totale jusque dans ses prises de son, parfois approximatives : en cours, parfois, on n’entend rien, on rate une phrase importante, mais c’est ainsi. C’est parfois le bordel, mais chacun apprend de l’autre, cours après cours, année après année, dans un combat permanent repartant sans cesse de zéro. C’est pour cela que j’aime ce film. Et c’est pour cela que j’aime mon job.