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S’il fallait résumer la bourgeonnante scène techno italienne actuelle à un personnage emblématique, Dino Sabatini serait très certainement parmi les noms les plus cités; aux côtés de Donato Dozzy ou Giorgio Gigli. Originaire de Rome, aujourd’hui installé à Berlin, Sabatini a su devenir ces dernières années un catalyseur important de nouvelles directions musicales convaincantes. En une poignée d’années, un long chemin a été parcouru pour donner naissance à ce son italien singulier. Mais il faut revenir en 2006 pour sentir les premiers frémissements, avec la création du duo Modern Heads en compagnie de Gianluca Meloni. Un projet qui plonge Sabatini dans une toute nouvelle division en multipliant les EPs marquants. L’année suivante, Modern Heads compte pas moins de 3 EPs publiés sur l’excellent Elettronica Romana (aujourd’hui disparu) et une poignée d’autres exercices sur des labels mineurs italiens (dont l’éphémère Dozzy Records de son bon vieux Donato qui n’aura pas fait long feu). De quoi se laisser tenter par une aventure aux côtés d’un autre duo, espagnol celui-là, qui, lui, aura rempli les bacs de son propre label Submission : Pig & Dan. En 2008, Sabatini se sent pousser des ailes et des contacts entretenus avec la scène allemande le pousse à signer sur le fraîchement créé Prologue; ou le démarrage d’une nouvelle vie qui va porter Sabatini jusqu’aux steppes interminables de la techno internationale.

“No More EP” va révéler le producteur italien à un public qui ignorait presque tout de lui. Surfant sur la vague qui n’en finit plus de se perdre et de moisir de la minimal du début des années 2000, Sabatini va pourtant proposer un maxi qui déjà sacrifie tout à ces atmosphères éthérées et sombres qu’il va affiner avec brio les quatre années suivantes. ‘It’s For You’, quoiqu’un peu rigide et artificiel par endroits, fait naître quelques gimmicks musicaux que Sabatini utilise encore aujourd’hui; comme ces éléments sonores rythmiques qui se perdent dans des boucles de delay et de fade out. Comme s’ils étaient lancés dans le cosmos depuis une station spatiale pour finir par complètement sortir de notre champ de vision. Ou d’audition. A l’heure où la musique électronique retrouvait quelques accointances avec les débordements de joie les plus sirupeux par moments, Sabatini avait clairement choisi son camps : une techno atmosphérique angoissante qu’il n’aurait qu’à perfectionner à coups de publications. Ce qu’il va faire avec application, toujours chez Prologue, pour arriver en 2010 à publier “Daughter Of Phorsys” et “Recall”. Deux EPs qui vont rapprocher Sabatini de ce qu’il sait faire de mieux : terroriser l’auditeur à coups de compositions qui stimulent deux sentiments antagonistes, l’effroi et l’extase, qui, une fois combinés, permettent d’atteindre ces zones cachées dans le cerveau humain où les repères s’effacent complètement au profit de la réaction instinctive et épidermique.

Un son qui va aller en s’entichant de ce feeling acoustique via un usage permanent d’instruments additionnels, surtout rythmiques, percussions et autres espèces de tambours, pour élargir le discours et tranquillement s’immiscer dans une nouvelle sphère que Sabatini et ses potes vont rapidement conquérir. Car il n’est pas seul à ce moment là à chercher à bigarrer sa techno avec des éléments extérieurs, et notamment une forme d’ambient moderne que l’on n’attendait plus. Comme a pu le faire Donato Dozzy à la même époque avec son “K”. Soit la production et l’enregistrement d’une forme de musique à la profondeur et au dépouillement rarement égalés. Un gros travail sur la basse et les environnements pour, au final, revenir à l’essence même de la techno en cherchant à tendre vers plus d’âme et d’émotionnel, couper un peu avec le mécanique. L’absence de noms des morceaux sur l’ensemble du disque renforce encore cette sensation de flou et d’égarement qui donne sa beauté au disque. Si l’on se rapproche davantage d’un feeling downtempo par moments, “K” est un exemple parfait de ce que certains producteurs italiens cherchent alors à faire.

Il suffit pour ça d’écouter “Sons Of Poseidon” de Sabatini et Gigli en 2012, sur le tout nouveau label cette fois-ci créé par Dino lui-même : Outis Music (oui, les références aux mythologies grecque et romaine sont légions). En l’espace de deux morceaux, ‘Proteus’ et ‘Nereus’, les deux producteurs mettent en lumière ce talent qu’ils ont de parvenir à développer des morceaux taillés pour le dancefloor qui ne sacrifient en rien aux harmonies et à la progression rythmique logique. Et toujours ces mêmes ingrédients au rendez-vous : du sensuel, de l’hypnotique et une sacrée dose d’éléments qui viennent assombrir et densifier le tout pour une expérience d’écoute fascinante. Mais le véritable coup de maître de Sabatini, la raison d’être de ce papier, c’est sans aucun doute ce “Shaman’s Paths” sorti chez Prologue en octobre 2012 et qui frappe un grand coup esthétique dans la techno en Europe. Quelque chose que n’avait su faire en Italie que Donato Dozzy en février dernier lors de la parution de l’excellent second LP de sa collaboration avec Voices From The Lake et Neel, “Voices From The Lake”, sorti aussi chez Prologue.  Un véritable morceau de bravoure musical comme l’Italie est désormais capable d’en faire, qui porte au pinacle le savoir-faire des protagonistes en matière de combinaison techno / ambient. Un disque qui aurait du être mon LP préféré en la matière pour cette année 2012 si “Shaman’s Paths” n’avait pas montré le bout de son nez.

Depuis sa création en 2008, Prologue est devenu un jeune label de référence en Europe. Capable d’allier quantité et qualité des sorties, à l’instar de ce que peut faire l’éminent Modern Love depuis Manchester. En 2012, Prologue nous gratifie de deux LPs de très haut niveau, uniques en leur genre, qui remettent au centre du débat l’essence même de la techno en lui ouvrant un passage vers une forme de ritualisme païen, de musique de culte moderne pour clubs où le séculaire se met au niveau du spirituel pour tirer partie du meilleur des deux univers. Ce que va faire Sabatini lorsqu’il décide de donner à son “Shaman’s Paths” cette impression d’une rituel chamanique ininterrompu qui va nous conduire depuis les premières incantations jusqu’à la transe absolue et la plongée dans les ténèbres absolues. Avec une réelle inclinaison pour les sons africanisants et les percussions. Une marotte que l’on retrouve souvent dans certaines formes de house depuis 20 ans. Mais Sabatini utilise cette inspiration différemment. Il ne s’agit plus de donner naissance à une transe par la joie mais par une approche qui ferait fuir les plus claustrophobes d’entre vous.

Il suffit pour ça de goûter aux premières secondes de ‘Apparition’, l’ouverture du disque, qui pose le décor de la plus belle des manières. Accueilli par une horde de fantômes,  qui entraînent dans leur sillage une volée de sons à la clarté effrayante, quasi dérangeante, à mesure que monte au fond de la salle un rythme du rituel musical qui se prépare. Et si l’on a trop moqué l’utilisation à tout bout de champs du terme “tribal” ces dernières années, il semble évident de dire qu’il convient parfaitement au LP de Sabatini qui lui rend ses lettres de noblesse. La profondeur du son et la gravité de l’instant ne laissent aucun doute sur les intentions du producteur italien. Fini de jouer. Sabatini a passé des années à affiner son approche, à la singulariser. A tel point que “Shaman’s Paths” est son tout premier LP en 2012, après plus de 6 ans d’activité. Mais l’attente peut se comprendre, Sabatini cherchant sûrement à balancer un véritable coup de maître, avec un geste précis et déterminé. Ce LP est tribal, dans son sens premier, spirituel.

Sabatini nous gratifie de 11 morceaux qui, mis bout à bout, prennent tout leur ampleur par la cohérence du cheminement proposé. Une véritable histoire musicale comme on en entend trop peu. Tout semble sorti du même moule, également dense, chargé de couches de sons qui multiplient les apparitions fantasmagoriques et les rythmes syncopés, aux sons de percussions qui nous font presque sentir la peau des mains qui claquent sur la peau du tambour. Une mixture noisy à souhait que l’on aurait laissé à l’air libre dans une caverne, cet espace où est honoré le rituel par le chaman Sabatini. Un LP où l’on ressent à plein tout le talent de Sabatini, non seulement en temps que producteur/compositeur, mais aussi en temps que sound designer, l’un de ses autres talents, et qui lui permet de créer cette heure de musique singulière qui passe en un clin d’oeil. Un véritable panorama qui habille totalement l’instant présent.

Mais ne cherchez pas à atteindre un climax quelconque, pas de la manière dont vous le pensez. “Shaman’s Paths” évolue horizontalement, en cherchant davantage à développer l’hypnotisme et la plus-value musicale par une série de détails placés à la perfection plutôt qu’en surenchérissant sur les effets voyeurs et les montées de sève injustifiées. Dans le contexte du LP de Sabatini, une démarche qui prend tout son sens, et nous fait nous sentir réellement plongés dans une cérémonie païenne; hésitant presque à attraper le tapis de bain et le manche à balai pour se faire une peau de bête et un bâton afin de rejoindre la danse. De manière tout à fait sérieuse. L’excitation mystique pure. Sabatini a su nous emmener dans cette zone où les esprits s’agitent autour de nous, où nous pouvons les toucher, les sentir passer entre nos doigts, effleurer nos membres et envelopper notre corps. A ce stade, il suffit de peu d’efforts pour être totalement convaincus par le démarche du musicien lorsqu’arrive l’enthousiasmant ‘Trance State’, véritable petit morceau de bravoure uptempo sur lequel on prend plaisir à ne plus penser à rien si ce n’est à laisser son corps dériver à vive allure dans tous les directions possibles en exultant au maximum de nos possibilités physiques. Et ce jusqu’à la libération d’une fin en forme d’apothéose contenue qui nous voit toucher du doigt les instants les plus angoissants du disque, haut la main.

Il aura fallu du temps pour que Sabatini se mette enfin au travail sur long format. Une attente qui s’est transformée en ce passage entre le monde réel et le spirituel, jusqu’aux confins d’un univers éthéré hautement immersif. En 2012, la techno devait saluer le travail de compositeurs phares comme Andy Stott ou Silent Servant. Et pourtant, les voila tous les deux dépassés par l’approche spirituelle de Dino Sabatini sur son “Shaman’s Paths”. Une réussite à tous les niveaux qui me pousse à le désigner disque techno de l’année pour tout ceux qui chercheraient à déverser une large dose de mysticisme dans leur quotidien, que ce soit à domicile, dans les transports ou dans un club au petit matin. Sabatini ne peut pas faire plus clair : n’hésitez plus, rejoignez le transe et suivez la voie du chaman.

“Shaman’s Paths” n’est disponible en version complète physique que sur CD malheureusement. Pour la version 12″ vinyle, Prologue n’a retenu que 3 morceaux de l’album. Les deux versions physiques sont livrées avec la version complète numérique des morceaux. Toutes les infos sont disponibles sur la page Bandcamp du label.