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>> Attention, il est préférable d’avoir vu le film avant de lire ce texte.

Looper ressemble à un jeu de plateau complexe – type Battlestar Galactica – : il faut d’abord se farcir les règles pendant une heure avant de pouvoir enfin profiter du jeu. Toute la première partie du troisième long métrage de Rian Johnson consiste ainsi en une longue explication de contexte. Afin de pouvoir développer sa mécanique, il doit d’abord s’assurer que le spectateur ait bien compris les règles du jeu qui régiront la suite. Or les règles ne font pas, dans l’idée, partie de l’expérience : elles la précèdent, puis servent au besoin de système de référence. Tout aussi pénibles qu’elles soient, elles constituent un passage obligé auquel Rian Johnson se prête non sans malice (il reste fier du concept de son jeu) mais avec peu de maestria et de prises de risques (l’important est qu’on comprenne bien les règles, pas qu’on y prenne du plaisir). Du coup, on enchaîne les scènes comme on enchaînerait les chapitres de règles. Introduction : quelques éléments de contextes offerts par le narrateur (Joseph Gordon-Levitt). Règle n°1 : Mission des  loopers. Règle n°2 : Mise en jeu des loopers. Règle n°3 : Vie et mort des loopers. Exemple de partie : comment se répercutent les blessures d’un joueur sur le joueur du futur. Règle n°4 : La télékinésie. Règle n°5 : Ne pas prendre au pied de la lettre toutes les règles précédentes puisqu’au fond les histoires de voyages dans le temps, on le sait bien, débouchent toujours sur des histoires de paradoxes temporels qui font mal aux cheveux. Cette règle n°5, c’est Bruce Willis qui l’énonce dans un dialogue avec Joseph Gordon-Levitt, tout en ne laissant aucun doute sur le fait que c’est au spectateur qu’il s’adresse. Cette scène est centrale dans Looper, car elle clôt le livre de règle et signifie le début du film.

Cette longue introduction est aussi nécessaire que pénible. Il faut dire que Rian Johnson ne fait rien pour nous faciliter la tâche : didactique, il n’arrive jamais à camoufler combien il expose des règles. Les scènes ne collent pas, le tout s’enchevêtre mal. Et si l’on reste tenu en haleine, c’est grâce à l’intérêt des règles elles-mêmes et non à la façon dont on nous les présente – la question de Rian Johnson, meilleur scénariste que réalisateur ne manquera pas d’interpeler tout au long du film. En fait, s’il l’avait pu, je crois que Rian Johnson aurait mieux fait de distribuer à chaque spectateur un petit guide contextuel avant chaque séance ; tout le monde aurait ainsi pu s’éviter d’écouter une énième fois les « problématiques » du voyage dans le temps. Mais heureusement, dès que l’on commence la partie et que l’on lance les dés pour la première fois, l’excitation est tout de suite au rendez-vous. Une fois que l’on maitrise les règles, on peut jouer avec elles et essayer de les repousser. Looper devient ainsi rapidement un film qui fait bouger les lignes sur trois plans.

Tout d’abord : le plan temporel. Au lieu de s’empêtrer dans une remise en question du temps au travers des voyages temporels, Looper a la bonne idée d’explorer le temps au niveau des modes et des codes culturels et esthétiques. Le film a beau se passer en 2044, il fait tout autant référence aux films de gangsters de la prohibition qu’à ceux de pure SF. Abe s’amusera d’ailleurs à dire à Joe que les gens de cette époque s’habillent comme ceux d’autrefois et que les films dont ils copient les fringues sont déjà des copies de films plus anciens qu’ils ne connaissent même pas. La vraie boucle n’est pas temporelle, elle est sociologique, les hommes comme le cinéma finissant toujours pas revenir à leur point de départ.

Ensuite : le plan mémoriel. Looper accorde une place prépondérante au souvenir. C’est même l’angle particulier du film. Plus que les répercussions physiques d’un corps à un autre, il s’intéresse surtout aux répercussions des souvenirs. Est-ce que la modification des événements dans la vie du pré moi entraine forcément la suppression, ou plutôt le remplacement, des souvenirs du futur moi ? Et si oui qu’est-ce alors que l’humain s’il suffit de modifier ses souvenirs pour en faire une personne complètement différente ? A cette question Rian Johnson semble répondre que ce ne sont pas les souvenirs (et donc l’expérience) qui forgent le caractère. Le Joe du passé peut vivre de nouvelles choses et agir sur la mémoire du futur Joe, mais il ne peut pas changer ce qu’il deviendra d’un point de vue comportemental (une prise de conscience de l’un n’entrainant pas de prise de conscience de l’autre).

Enfin : le plan de la morale. Looper a beau avoir intelligemment recours à l’une des figures phares du héros en la personne de Bruce Willis, la notion de sauveur du monde est ici à double-tranchant. Bruce Willis est à la fois celui qui cherche à sauver le monde et en même temps le bad guy. Peut-être parce qu’il cherche à le sauver pour des raisons personnelles, il échouera là où Joseph Gordon-Levitt (désintéressé) réussira. Pourtant les deux personnages sont moralement répréhensibles. Le premier sacrifie son meilleur ami pour de l’argent, tandis que le second tue des enfants. Ils sont tous les deux à la fois des héros et des anti-héros (même si la thématique du remords aurait pu être plus approfondie).

Du coup se met peu à peu en place une fin glissante. Depuis le début du film, alors qu’on croit que les personnages sont en train de briser le cycle du temps, ils ne font que rejouer un scénario bien écrit. Le Rainmaker veut faire tuer tous les loopers pour venger la mort de sa mère –> Le Joe du futur retourne dans le passé et échappe à la mort –> Le Joe du futur assassine la mère du Rainmaker et exacerbe sa violence. Et ainsi de suite. La seule chose qui sera capable de briser cette boucle, c’est le suicide, ou plutôt le sacrifice. La vision est assez intéressante : pour enrayer le cours du temps, la seule possibilité serait de commettre l’irréparable et de se tuer. Effectivement le temps n’existe que pour les vivants.

Looper mélange ainsi de nombreux thèmes et se retrouve à mi-chemin entre le film de science-fiction, le polar, le fantastique (toute la partie sur la télékinésie) et le drame psychologique, qui de par son esprit bayou n’est pas si éloigné de Take Shelter. Bien sûr, les interconnexions manquent de fluidité, tout ça ne s’articule pas toujours très bien et le personnage de Kid Blue est complètement raté. Mais ce côté brinqueballant de Looper en fait un objet attachant. Le cinéma, lui aussi, tourne en boucle, et pour avancer vers quelque-chose de nouveau, Rian Johnson a sacrifié sa place de réalisateur (et la cohérence de ton de son film) au profit de son rôle de scénariste exigeant. Il y a bien deux Rian Johnson, mais, comme les héros de son film, chacun d’entre eux ne poursuit pas les mêmes buts.