Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Il a toujours été question de temps chez Godspeed You ! Black Emperor. On pense bien évidement au temps de leurs premières longues montées, celle d’East Hastings et de tant d’autres contrôlées et maitrisées à la perfection depuis. Leur musique s’est toujours savourée dans la durée. Ce temps était aussi celui des opportunités et des occasions offertes par le monde, celle par exemple de cette puissante pochette pour leur dernier album en 2002, qui était comme un cri candide et naïf mais un cri magnifique contre la politique américaine et cette Amérique de Georges W. Bush. Le collectif ne s’est jamais laissé dicté quoique ce soit et certainement pas son rythme de travail, celui des parutions des disques, des productions et celui de leurs morceaux qui ne se comprennent, ne se maitrisent, ne se ressentent qu’à travers le temps qui s’égrène.

Le temps c’est également ce silence assourdissant qui a duré tant d’années entre leur dernier disque et leur tournée de 2010.  Une parenthèse pour aller vers d’autres projets, pour s’occuper du label et de la scène de Montréal qu’ils affectionnent tellement. Le temps enfin peut-être de prendre du recul face à un phénomène qu’aujourd’hui encore ils ne doivent pas bien comprendre, ni bien cerner : celui du succès de leur collectif. Là où la plupart de leurs autres groupes restent relativement confidentiels il y a une sorte de phénomène autour de Godspeed avec de véritables « fans » au sens premier du terme… on a parfois l’impression de rentrer dans une secte quand on tombe sous le charme du groupe.

Cette parenthèse, ce silence pendant des années permet lui de mettre en avant l’élément caractéristique de ce temps « godspeedien ». Chez eux il ne fut jamais question de construire un temps de la méditation ou un temps de la contemplation, pas plus d’ailleurs un temps cyclique. Leur rapport à la durée a toujours été violent, épique, fort et d’une certaine manière« maximalisé ».  La musique de Godspeed You ! Black Emperor s’est quasiment toujours lancée, à de rares exceptions près dans Lift Your Skinny Fists Like Antennas To Heaven, comme une sorte de déclaration de guerre sonore. Quand on lit leurs rares textes malgré leur philosophie du local et les quelques platitudes généreuses et pacifiques sur le chaos du monde globalisé et capitaliste on ressent toujours ce rapport compliqué au monde et à sa déchéance… d’où cette contradiction d’un discours très humanisme et d’une musique parfois féroce.

S’il fallait caractériser plus précisément ce « rapport » au temps et essayer de résoudre cette contradiction le maître mot serait bien l’urgence. Il y a chez eux une urgence sonore, une urgence face au monde, une urgence qui fait vibrer les corps. Leur musique a toujours été eschatologique, une musique de fin du monde celui plus particulièrement, même s’ils s’en défendraient peut-être, de l’apocalypse chrétien. L’apocalypse au sens grec du terme c’est-à-dire d’ultime révélation. De là aussi le paradoxe d’une musique annonciatrice des fins : la guerre, le capitalisme effrénée comme mal,  mais une musique pleine de force, de vitalité qui ne donne pas envie de s’écrouler mais au contraire de se relever, de s’animer. Cette idée est d’ailleurs mise en exergue par le titre de ce disque :‘Allelujah! Don’t Bend! Ascend! Voilà tout la puissance de notre collectif, s’il y a urgence c’est que du temps nous en avons beaucoup moins que ce que nous aimerions croire… derrière ce pessimisme galopant -il n’y a qu’à voir le cadavre d’un oiseau (un pigeon?) à l’intérieur de la pochette- se cache en fait la nécessité d’agir dès maintenant. La musique de Godspeed You ! est l’opposé de l’appel à l’inaction ou de l’attente de cette fin : comme la fin est proche c’est justement le moment pour « tout donner », pour se consacrer à l’essentiel ici et maintenant avant de regretter.

Tout ceci nous permet d’aborder ce disque et ses problèmes, le fait par exemple que les deux pièces majeures d’Allelujah ! Don’t Bend ! soient en fait de « vieux » morceaux joués sous d’autres noms auparavant, Mladic était Albanian et We Drift Like Worried Fire se nommait Gamelan.  Pourquoi sortir ces pièces accompagnées de deux sortes de transitions – Their Helicopters’ Sing et Strung Like Lights At Thee Printemps Erable – seulement aujourd’hui ? Balayons d’un revers de la main la « facilité » que cela représente, c’est complètement hors de propos et inimaginable de la part d’un groupe qui n’en a pas besoin, mais reprenons notre idée d’urgence. Pour une raison ou une autre -les mouvements étudiants à Montréal et la fraicheur qui les accompagnait ?- ils ont ressenti le besoin de se remettre à jouer et à exister en tant qu’entité donc à sortir ce disque. Ce besoin est clairement visible entre la série de concerts qu’ils ont donnés en 2010 et leur tournée pour la sortir de ce disque ces derniers mois. En 2010 leur concert à Bercy était bouillant mais aussi brouillon, probablement trop long, avec des visuels pas forcément exceptionnels et même deux trois erreurs par moment. Pris dans la joie de les revoir, ou surtout pour de nombreux fans de les découvrir enfin, ces petites déconvenues étaient passées pour inaperçues voir anecdotiques. Quelle différence le mois dernier à Lille ! Un spectacle parfaitement calibré dans son introduction, sa conclusion, dans son rythme et dans ses enchainements. Un professionnalisme complet et une énergie contagieuse avec des visuels dans l’à-propos. Il y avait donc lors du premier concert une urgence à refaire des dates, à se produire, à réapparaitre, quitte à ne pas être parfaitement près.

Ce disque, certes deux années plus tard, semble suivre cette nécessité sans que l’on sache s’il s’agit ici d’un point final ou d’une annonce d’autres disques à venir.

A l’écoute, on ne peut qu’être heureux de voir enfin sur disque vinyle Mladic et We Drift Like Worried Fire. Le second nommé est un magnifique mouvement qui s’inscrit totalement dans la « cosmologie » du groupe avec cette longue montée, les différents mouvements, l’explosion puis cette longue retombée pour finir en crescendo. Ceux qui sont réfractaires à ce style n’apprécieront probablement pas mais ils n’écouteront aussi probablement pas ce disque… Le premier,  Mladic, quant à lui est le morceau qui justifie à lui seul la parution d’Allelujah ! Don’t Bend ! dans le sens où il s’éloigne quelque peu de la structure classique que l’on vient d’évoquer. Plus nerveux, moins « épique » mais du coup peut-être moins prévisible et moins solennel il dégage une énergie folle avec ces airs faussement orientaux/arabisants magnifiques et terriblement endiablant. C’est tout simplement le morceau de bravoure qui sans fioritures, sans constructions préalables et quasiment sans longue retombée montre toute la puissance dont ils sont capables. C’est aussi celui qui correspond le mieux au sentiment d’urgence. Pas le temps d’être cérémonieux ici il faut aller droit à l’essentiel. Tout simplement magique. Sur les deux autres morceaux il n’y a par contre peu de choses à dire, s’ils remplissent leur office, instaurer une ambiance et nourrir le disque, ils ne font guère plus malheureusement.

Alors que penser de ce ‘Allelujah! Don’t Bend! Ascend! ? Il faut le prendre pour ce qu’il est, non pas forcément un retour mais une résurgence. Il ne déçoit pas -mais le pouvait-il ?- sans non plus apporter énormément au panthéon du groupe. Il y a juste le plaisir simple de les réécouter, d’avoir entre ses mains comme toujours un objet magnifique signé Constellation (avec un 33 et un 45 tours dans l’édition vinyle) et de pouvoir une nouvelle fois accompagner nos nuits de leurs grands voyages.