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Tabou de Miguel Gomes : songe d’une nuit d’été

Sortie le 5 décembre 2012. Durée : 1h 58min

Par Alexandre Mathis, le 04-12-2012
Cinéma et Séries

Quoi de plus beau que les histoires de paradis perdu, sujet hautement biblique avec Adam et Eve ? Miguel Gomes livre avec Tabou un film sur la découverte de la passion à travers le souvenir éthéré du récit. Le fruit défendu de l’Eden est évidemment la chair et l’amour brûlant de deux amants dans l’Afrique coloniale des années 50. Tabou est un film des possibles où le paradoxe est toujours à la lisière. Comment déjà ne pas percevoir cette dualité entre la vie d’Aurora au crépuscule de sa vie et le souvenir narré de ses passions de jeunesse ? Paradoxe dans le prénom choisi, paradoxe aussi dans la forme de structure du film : il joue sur deux époques. Une contemporaine à la nôtre, aux paysages urbains délicieusement découpés par le noir et blanc et une dans cette Afrique coloniale dont on sait juste que l’action se déroule au pied du mont Tabou.

Aurora/Tabou, une double référence au cinéma de Murnau dont Gomes emprunte entres autres l’ivresse de la narration, la délicatesse de sa lumière, son format 1:33 et ce mélange de grâce et de cruauté que vivent les personnages. Mais reprenons dans l’ordre des choses. Après une introduction moite dont à priori on ne sait pas trop quoi en faire, le film se pose en ville. Aurora est une femme âgée, qui se perd dans un casino, ce qui rend folle sa servante, une noire. Aurora est persuadée que cette immigrée lui veut du mal, comme pour se venger d’un pêché lointain. De notre point de vue, cette servante porte bien une sorte de froideur morale mais qui ne trahit que de l’usure à servir une bourgeoise dure à vivre. Tabou n’a beau ne pas être un film sur le racisme, impossible d’évacuer complètement cette dimension. Pendant ces 45 premières minutes, il y règne quelque chose d’opaque, qui peut ennuyer ou au moins déstabiliser. Reste de belles images, un sens du cadre hors-norme et ce « on ne sait quoi » de caché qui ne demande qu’à exploser.

C’est en découvrant la suite que toute la correspondance fait sens. Ce qui semblait relever de la sénilité s’apparente en fait à l’expression tardive d’une vieille femme à l’ancienne vie trépidante. Parce qu’une fois « le paradis perdu » exploré – c’est littéralement son nom, Gomes retourne aux sources bouillantes de l’amour : « le paradis ». Et comme Gomes ne confond pas émerveillement et naïveté, il l’ancre dans une Afrique où l’indigène était exploité par l’européen. Là encore, le sous-texte racial perverti ce qui ne pourrait être qu’une histoire d’amour dans un lieu sauvage. Ainsi, le havre de paix d’Aurora n’a rien d’un conte de fée. Le lieu est chargé d’histoire, les rapports vassaux transpirent autant que les peaux sous la chaleur étouffante de la jungle. En découle une dimension sexuelle évidente et la figure du reptile qui s’échappe joue de cette excitation dangereuse. Le petit crocodile – l’un des seuls animaux impossible à domestiquer – pourrait vous croquer et pénétrer votre chair ; il n’est qu’un parallèle parmi d’autres à propos de la tension sexuelle qui règne dans ce songe, sûrement ravivé par le souvenir endiablé de son narrateur Ventura, l’amant d’antan.

Le travail d’ellipse se marie à merveilles des possibilités sans fin du récit : voix off, échange épistolaire, musique des Surf « tu sera mi baby » en guise de BO de la passion et surtout conte romanesque. Ce qui se dessine sous nos yeux, ça n’est pas juste le compte rendu d’un souvenir, mais c’est, à n’en pas douter, une manière de redessiner à la guise du narrateur ce qui reste de plus fort d’un passé lointain. Il ne se souvient que des sommets : les étreintes – brisées – avec Aurora, les moments de jeu avec son groupe, l’interdit bravé, l’odeur des plantes, le goût de l’eau qui vous sauve de la chaleur. La contemplation crée la sidération alors même que Gomes limite son cadre au 1:33. Mais ce cadre se remplit tellement de vie, de violence et de douceur, chaque créature de ce rêve trouve tellement une place bien à lui que, comme tout souvenir, il embellit le réel. Et puis, comme pour tout paradis que l’on perd, il y a le point de non-retour : le meurtre. Alors le moite devient poisseux, la balade devient fugue, l’ellipse romantique devient ellipse de fuite.

C’est en cela que l’on se fiche finalement des enjeux raciaux, d’une quelconque considération politique. Ils enracinent l’histoire dans un cadre complexe mais ne parasitent pas l’essentiel. Celui d’un souvenir interdit, que le temps a essayé d’étouffer, celui du refoulement occidental. Il y a le visage si délicat de Ventura vieux alors que le jeune homme vigoureux semble pouvoir déplacer des montagnes. A l’inverse, Aurora, âgée, porte en elle une forme de violence, comme marquée par la vie, alors que son visage de jeune femme est de la plus pure des douceurs auquel se mêle une sensualité de femme fatale, de celles qu’on fantasmait à l’époque du cinéma muet. Tabou est avant tout un cinéma du sensitif, où l’acclimatation à la ville vaut moins que l’ivresse de l’aventure sauvage. Des images fortes restent, et cela grâce à une mise en scène décomplexée, où la caméra, légère, prend le temps de regarder ses personnages sans tomber dans la complaisance. C’est sensuel comme du Renoir, malin comme du Raoul Ruiz, étourdissant comme du Murnau.