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« Everytime I think I see something clearly, it just disappears. » Il aura fallu attendre le début de la deuxième saison de Homeland pour que Carrie Mathison formule enfin, précisément, le mal qui ronge tous les personnages de la série : l’incapacité à voir clair, à déchiffrer un monde qui les malmène et dont ils ne perçoivent qu’une part émergée. Cette perte totale de repères était omniprésente dès la première saison. Elle est aujourd’hui identifiée, pointée du doigt. Dès le deuxième épisode, Carrie doit porter des lentilles pour passer incognito la frontière libanaise : « They’re contacts, which are killing me right now […] I got to put these things out of my eyes. » Sa vision est obstruée, sa capacité d’analyse annihilée. Carrie, comme tous les autres, a baigné dans l’illusion durant toute la première saison. Certes, elle est la seule à avoir démasqué Brody. Mais elle s’est, du même coup, abandonnée à un aveuglement bien plus pernicieux : être condamnée à vivre seule, à confondre son identité et sa fonction sociale, pour mieux assurer la sécurité du sol américain. Ce sacrifice de la sphère privée, littéralement phagocytée par les enjeux globaux, est la grande tragédie de la première saison de Homeland, véritable cauchemar moderne. Saul Berenson, contraint d’abandonner sa femme ; Nicholas Brody, prêt à mourir en kamikaze au nom d’une cause supérieure à la vie d’un homme ; Carrie Mathison, incapable de se réaliser en tant que femme. Homeland, acte 2 : il est temps que cela cesse. Cette nouvelle saison met en scène la reconquête d’identités perdues, donne la possibilité à certains personnages d’exister de nouveau en tant qu’individus. Car la liberté existe, semble clamer Homeland. Il suffit d’en payer le prix.

Le premier plan de la saison est un symbole fort : Carrie cultive son jardin, littéralement. En fond sonore, à peine audible, un journaliste évoque les manifestations anti-américaines au Proche-Orient. À la fin du même épisode, c’est Brody qui travaille la terre de sa propriété, avec sa fille. Quelque chose a changé dans Homeland. La reconstruction de la sphère privée est loin d’être actée mais les indices affleurent. Carrie et Brody sont les deux personnages les plus exposés, les plus fragiles. Au-delà de leurs représentations publiques, pour lesquelles ils ont tout donné sans même s’en rendre compte, leurs vies sont dévastées. Infectées de l’intérieur par un virus insidieux. Carrie, bipolaire, intrinsèquement instable, n’est plus femme mais agent de la CIA. Saul ne s’y trompe pas : « You can’t do what you want, an intelligence officer can’t », lui assène-t-il en fin de saison. Cette mutation se manifeste physiquement : son visage se déforme en un rictus de douleur et de pleurs, sa peau porte les stigmates des électrochocs ou des coups reçus, tâches grises et blessures apparaissant au gré des épisodes. La sphère familiale de Brody est gangrénée. Elle est même déjà morte mais continue de revêtir les apparats de la vitalité, comme un phénomène qui persisterait encore sur la rétine bien après avoir disparu. Cinquième épisode, Brody dit enfin la vérité à sa femme : il travaille pour la CIA. En arrière-plan, Dana entre dans la maison. Elle vient de renverser un piéton en voiture mais n’en dit rien. Un mensonge en remplace un autre, immuablement.

Le thème de la contamination, des germes qui grouillent sous la normalité, a toujours été au centre d’Homeland. La première saison orchestre par exemple la décomposition de la famille de Brody en la perfusant de vidéosurveillance : le complot n’a pas encore été démontré qu’il transpire de toute part, presque généré par cette intrusion d’images interdites. La deuxième saison va plus loin : épisode 3, alors que Brody est au téléphone avec sa femme, il doit briser la nuque du tailleur Bassel, dans la boue ; à l’autre bout du fil, Jess s’inquiète de la bonne tenue d’une cérémonie. Derrière elle, un parterre de sommités en costumes. La série superpose la crasse, le meurtre et les réceptions policées d’un monde perclus de faux-semblants. Scène suivante, Carrie vomit, expulse concrètement les agents nocifs ingérés, cachés derrière un voile de bienséance. L’espace de quelques plans, Homeland pourrait être réalisé par Paul Verhoeven. Dans Showgirls, le cinéaste hollandais filmait une jeune femme dénudée, visage tuméfié, faisant irruption avec fracas dans une soirée guindée. Elle venait de se faire violer par plusieurs convives. Cette séquence clé est ici morcelée, atomisée, la laideur qui couve investit tous les interstices de la société, jusque dans les tripes de Carrie. Sa puissance en est décuplée.

Même la révolte de Verhoeven, jusqu’alors quasiment absente de la série, y trouve progressivement une place de choix. En fin de saison, Brody se libère de ses deux jougs aliénants, Walden puis Abu Nazir. Il est libre, émancipé de ses geôliers. En assassinant le vice-président, il lui chuchote à l’oreille, comme un manifeste : « I want to feel clean again […] I’m killing you. » Pour repartir de zéro lorsque tout est démoli, lorsque son espace privé a été réduit à néant mais que l’on n’est plus tenu en laisse, Homeland propose la solution radicale de changer d’identité. La fuite en avant de Carrie et Brody, les amants du bout du monde, a la beauté des actes désespérés. Déracinés, volatiles, ils recréent un espace de toute pièce, à deux. Une bulle à l’écart des turbulences. Carrie, épisode 8 : « Up in that cabin, that’s exactly where I belong ». Dans le même temps, Saul retrouve sa femme. Homeland, saison 2 : le romantisme est devenu possible, même s’ils doivent tous en mourir.

Cette série a le potentiel des plus grands. Elle peut s’y faire une place. Elle conjugue la tension de The Shield et le romanesque des Sopranos. Elle se permet même un pied de nez à The Wire en convoquant Seth Gilliam (Carver dans la série de David Simon) l’espace d’un plan, avant qu’il ne se fasse cribler de balles : non, Homeland n’a aucune ambition ultra-réaliste. Son empreinte, c’est la passion, envers et contre tout. La peinture lyrique et foisonnante d’un amour qui cherche à exister dans un monde hostile. Si Homeland perd cette visée, elle ne sera plus qu’une série parmi d’autres. Dans cette deuxième saison, sur douze épisodes, huit se terminent sur un cliffhanger. C’est trop. L’idée d’un 24 étiré sur plus d’une journée est stupide et fainéante. C’est le premier danger qui guette la série : céder aux sirènes des rebondissements factices et en oublier l’identité de ses personnages, leurs doutes et les tensions qui les habitent. À l’orée de sa troisième saison, Homeland est à la croisée des chemins. L’édifice est encore sublime mais fragile.