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The Evens, le couple comme modèle subversif

Au sujet de The Odds

Par Benjamin Fogel, le 02-01-2013
Musique

Il se passe quelque chose d’étrange sur The Odds, quelque chose qui ne s’était pas manifesté avec les deux précédents albums : pour la première fois, on prend conscience qu’Ian MacKaye a vieilli. Ça nous saute aux yeux comme ça, comme lorsqu’un matin on se regarde dans le miroir et qu’on se dit que, cette fois c’est sûr, la jeunesse a bien filé et qu’on ne peut plus faire semblant. Cette sensation, elle est en partie liée évidemment à la frustration que génère l’absence de Fugazi. Ca fait maintenant plus de 10 ans que le fameux hiatus a été prononcé (« hiatus » un mot dont j’ai toujours l’impression qu’il a été inventé pour / par Fugazi) ; et The Evens n’est plus un side project. Ce n’est plus ces chansons à la fois rugueuses et touchantes dans lesquelles on voyait une respiration et qu’on jugeait plus pour ce qu’elles apportaient au mythe Fugazi que pour elles-mêmes. Non The Evens, ce n’est plus ça. Aujourd’hui c’est tout ce qui reste. C’est une réalité qu’il faut accepter, c’est notre nouveau présent. Et forcément ça fait un peu mal de se dire que comme Ian MacKaye est devenu père, nous sommes devenus adultes. La fatigue dont on ne récupère plus si facilement, les problèmes de carrières et parfois les cheveux qui ne tiennent plus très bien en place sur le crâne, c’est à tout ça que je pense en écoutant The Odds.

Et pourtant The Odds est un album on ne peut plus rassurant. Tout d’abord, il renvoie une image du couple et de la famille qui plaira à n’importe quel gentil garçon (dans le sens non péjoratif du terme) : un père et une mère qui s’aiment et qui vivent au quotidien, dans une complicité et une intimité parfaite, leur passion et leur engagement. Tout ça n’a rien de rock’n’roll, mais quand il s’agit de deux activistes indécrottables de la scène punk l’histoire prend une tout autre tournure. Ce qui pourrait être un signe de lâcheté ou de lassitude devient ici une marque de tendresse. Dans ce monde corrompu et dégueulasse, il est intéressant de noter combien on peut être sensible à la simple image de deux personnes qui s’aiment en toute sincérité et qui font de la musique ensemble, comme si le véritable acte de rébellion aujourd’hui, c’était tout simplement d’être humain, d’aimer et de faire des choses avec la personne qu’on aime – on pourra trouver ici une certaine niaiserie à mon texte, mais je crois que venant d’un des piliers du hardcore et de celui qui a lancé le mouvement Straight Edge, tout ça n’est pas anodin dans la manière de concevoir sa vie d’un point de vue à la fois humain et politique. Ian MacKaye incarne à la fois la pile électrique la plus instable du rock et en même temps la figure du bon père de famille, c’est cette réconciliation qu’il faut sentir dans The Odds pour l’apprécier à sa juste valeur. On peut y lire qu’il n’y a pas besoin d’être hors de la norme sociale pour faire bouger celle-ci, qu’il n’y pas besoin d’être un rebelle pour s’attaquer au système, qu’on peut être et un bon mari et un guerrier.

L’intimité, c’est ce qu’on ressent à chaque seconde sur The Odds. Dans la production bien sûr (DIY, simple et honnête) mais aussi dans la manière dont sont construits les morceaux. The Evens, comme sur ses deux premiers albums, continue d’approfondir l’espace fusionnel entre ses deux membres, dans une logique à la fois d’entrelacement et de complicité (Competing with the Till). La batterie est rêche et minimaliste tout en étant très généreuse, et les mêmes qualitatifs s’appliquent à la guitare baritone. Emotionnellement, les deux chantent soit à l’unisson (rage ou douceur), soit en alternance (rage puis douceur) et l’album est traversé de jolis moments (l’intro en finger-picking sur l’instrumental Wonder Shy, les breaks de Warble Factor…)

Bien que très déconstruite, la musique coule ainsi de source, soudée par l’alchimie entre Amy & Ian. Cette alchimie, elle joue le rôle de repère, elle remplace les couplets et les refrains et  transforme l’album en un long dialogue. A y regarder de plus près, ce n’est pas si anodin. Surtout qu’encore une fois, il y a toujours cette notion de mélange et de complémentarité. Ainsi le dialogue n’en est pas vraiment un : Amy prononce des phrases aussi magnifiques qu’abstraites, tandis qu’Ian prend à bras le corps la réalité, et, alors qu’ils ne parlent pas du tout de la même chose, ils se comprennent néanmoins. Contrairement à la majorité des albums à deux voix, ce n’est pas l’un puis l’autre (chacun prenant le lead sur un morceau) mais bien toujours les deux en même-temps. Qui plus est, tout ça va vite, très vite. Ces deux-là se comprennent d’un clin d’œil. Les morceaux sont courts et efficaces, mais contrairement à chez Fugazi, ce n’est pas une question d’urgence, mais plus une facilité à aller à l’essentiel, sans se tourner autour. Les morceaux fourmillent  d’idées, mais celles-ci n’ont pas besoin d’être développées ; elles surgissent en un éclair et sont appropriées immédiatement par le couple.

Il n’y a pas de nostalgie dans The Odds, ni pour Fugazi, ni pour la scène de l’époque ; à peine croise-t-on quelques réminiscences post-punk ici ou là. Non le groupe est bien tourné vers l’avenir et vers ses combats de demain. D’ailleurs au travers du calme apparent des chansons, on peut surtout lire une manière de laisser un espace plus important au message : ici la musique ne masque jamais la réflexion, comme si arrivé à un certain point, il était insupportable que certains puissent encore écouter Ian MacKaye sans prendre dans la gueule ses textes.

Sur la pochette, leur fils, les bras croisés, est en position d’attente. L’avenir est incertain, le ciel pourrait s’éclaircir comme s’obstruer. Il est dans l’expectative. Il n’a pas le poing levé, mais on sait qu’il fera bloc si les circonstances l’exigent. Ian MacKaye et Amy Farina en sont là. Ils ont passé l’âge où l’on braille envers et contre tous, mais ils restent là dans l’ombre, prêts à agir si les circonstances l’exigent.